Chapitre III
« Clique sur J’aime si tu as un côté libertin. »
Réponses :
« Ça te dirait une petite soirée liberticide avec moi ? »
« Est-ce un rêve, un mirage, une hallucination, une
apparition ? »
Deux jours plus tard, agrémenté d’une photo de Marika en
bikini rouge à rayures blanches et transparentes :
« Libérée sexuellement. Aime ce post et je mets ta photo en couv'
pendant deux heures et je choisis une personne au hasard demain ! »
Pas de réponse.
Le surlendemain, Marika revint à la charge : « Est-ce qu’il y a des mecs
intéressés pour faire une visio ? » Des likes, des commentaires, des réflexions
salaces, des pères de famille partants, avec la bouille de leur
gamin en guise de photo profil, mais pas de touche concrète.
En revanche, l’accroche « Journée pourrie et moral pourri !
Heeeeelp !!! Besoin d’un bon massage relaxant ! » fit mouche.
Des mecs, il en plut. Une avalanche d’index levés :
« Moi ! Moi ! » Avant que les commentaires ne virent de bord :
« C’est du vent !
– Grave ! On perd notre temps avec elle vu qu’elle ne
répond pas ; elle est maître des publications mais elle ne sait
pas répondre !
– Je ne crois pas qu’on va la revoir après cette publication…
– C’est clair, et ce n’est pas une grande perte vu qu’elle ne
sait qu’allumer, mais y’a plus personne après. »
Elle ne se démonta pas. Expérience suivante :
« J’aimerais être dans votre cerveau pour savoir si vous me
trouvez sexy…
– Ooooh oui !
– Ohhhh ouiiii, très sexyyy…
– Tout simplement OUI. »
Puis, il y eut : « Les filles aussi aiment le X ! »
Au bout du compte, Marika tint une myriade de
réactions masculines face à des exhortations cash agrémentées
de photos dénudées prises dans des chambres d’hôtel. Elle
avait tout juste vingt et un an et avait piégé des centaines
d’hommes dans le but de préparer…
son mémoire de sociologie !
L’idée avait germé avec la complicité de son petit
ami de l’époque qui s’était prêté de très bonne grâce au jeu en
suggérant les séances de shooting. L’expérience avait diverti
Marika et son petit ami et apporté l’air de rien quelques
compléments de réponses aux questions existentielles
qui la turlupinaient depuis l’enfance. Pourquoi cette hypersexualisation
de la femme brocardée dans toutes les strates de
la société depuis la chute du communisme, pourquoi les filles
grandissaient désormais avec une sorte de panneau publicitaire
autour du cou tels ces hommes et femmes-sandwiches
des réclames ? Elle n’avait pas ressenti ça durant son
enfance, avant que les codes de la société ne changent
radicalement en l’espace de quelques années. Que dire des
films où le vêtement féminin est souvent une peau d’orange,
une pelure, tandis que celui de l’homme fait corps avec
le fruit ? Elle ne retrouve guère plus trace dans la société
actuelle des références féministes d’autrefois dont ces
écrivaines occidentales passées au travers du mur et qui n’en
étaient que plus fortes, parfois même auréolées d’une caution
ultime : celle d’être validée par le régime, aux côtés des
œuvres de Romain Rolland, d’Henri Barbusse, d’Émile Zola
ou de Louis Aragon. Elle pense à Simone de Beauvoir en
particulier, dont elle a longtemps ignoré la désolidarisation
précoce. L’idéologie officielle resta bloquée sur les récits
dithyrambiques rapportés de son voyage de 1954, aux côtés
de Jean-Paul Sartre.
À l’entrée dans l’adolescence, Marika avait basculé dans
un autre monde et sa puberté comme occidentalisée avait
balayé sa supposée précocité, ses références culturelles, ses
convictions de parfaite jeune promue soviétique ; en réalité,
même à l’est, la sexualité se montrait officiellement au grand
jour et sur un pied d’égalité dans des camps de vacances
en République démocratique allemande, mais le discours
ambiant consista à dissocier deux formes d’expression de la
sexualité : une expression valorisante blanchie par le régime,
une autre dégradante noircie par l’Occident.
Marika eut l’amère sensation de régresser dans ses valeurs,
d’être poussée vers un trouble décuplé. À ses pulsions
sexuelles nouvelles et imparables, à son entrée dans l’adolescence,
se surajoutait une autre inconnue à gérer : la déferlante
érotico-pornographique de l’ère numérique postsoviétique
puis, stade ultime, la banalisation des réseaux sociaux et leur
accès illimité aux fantasmes des internautes de tous pays
et de tous âges. Alors qu’elle se pensait sûre d’elle et de ses
valeurs, elle en vint, à la fin de son adolescence, à totalement
douter du bien fondé de ses principes éducatifs et de toutes
ses convictions infantiles.
L’hyper-sexualisation de la femme était-elle constitutive du
genre humain moderne ou seulement du capitalisme ?
Le communisme de sa tendre enfance lui avait-il inculqué
des valeurs positives et justes, ou au contraire avait-il fait se
dresser des barrières psychologiques, un conditionnement
idéologique jusque dans les codes mêmes de la sexualité ? Sa
soutenance lui avait tout d’abord fait lever le coeur, puis elle
s’était jetée avec gourmandise dans ce jeu de la provocation
découvrant au fond d’elle une évidence : oui, elle aimerait
être dans le cerveau des hommes pour savoir s’ils la
trouvaient sexy. Ce constat dérangeant faisait vaciller un
certain nombre de convictions féministes… Sauf si, au fond,
penser cela était féministe.
La jeune postsoviétique était intimement persuadée que
si elle avait été un personnage de roman, l’auteur aurait
commencé sa présentation par une référence à son
apparence physique ou à sa sexualité ! Quant aux références
féministes en question, elle dut convenir que l’Occident était
resté loin d’elle. Pour revenir à Simone de Beauvoir, Marika
se souvenait avoir étudié Le Deuxième sexe, et se troubla au
souvenir d’une affirmation qui l’avait marquée à jamais :
« On ne naît pas femme, on le devient. » Et de se faire
aussitôt rattraper par une autre problématique sociétale
moderne : l’effacement des générations. Comme si tout
n’était plus qu’instinct, maelstrom, confusion, raccourci.
L’étudiante en sociologie, à une époque de transition et
de grande confusion, se souvenait avoir bien accroché sur
l’étude d’un ouvrage de l’écrivaine allemande Ingrid Galster,
Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Soudain, Marika
abandonna son écran d’ordinateur pour se plonger dans
sa bibliothèque murale. Elle retrouva aisément son Galster
en question et ses marque-pages blanchis par le temps. Elle
sourit en tombant au chapitre compilant articles de presse et
autres critiques littéraires sur un passage vénéneux signé de
la main de la croqueuse de biographies, Dominique Aury :
« De honte ou de gêne, chrétienne ou non, pas la moindre
trace chez Simone de Beauvoir. À sa parfaite liberté d’esprit
se joint un acharnement très féminin de bonne ménagère
qui ne veut pas laisser de poussière dans les coins. Elle épuise
toutes les questions. Elle ouvre toutes les fenêtres tout grand,
elle allume partout les lampes à la fois dans toutes les pièces.
Et que voit-on ? Eh bien, ce n’est pas beau. Physiquement,
psychologiquement, « tota mulier in utero » : une petite fille
qui prend conscience de l’être par un manque, et que chaque
étape de sa vie marque d’une douleur et d’une humiliation,
que le premier sang écœure et épouvante, une adolescente
que la première nuit d’amour révolte, une femme que la
première grossesse plonge dans l’angoisse. Désaxée par
l’amour, mais plus encore par le vide de sa vie quand elle ne
rencontre pas l’amour, terrifiée par la crainte de l’enfant, par
la peur de l’abandon, par l’approche de la vieillesse, à quel
moment de sa vie trouve-t-elle son équilibre ? »
Elle sourit tout en éprouvant un sentiment de jouissance
et de honte mêlées, jouissance aux réminiscences de lectures
profondes, honte à celles de ses propres travaux d’étude
épistolaires d’une valeur incomparablement plus triviale. Les
filles aussi aiment le X… N’était-ce pas avec ce mémoire
de sociologie croqueuse d’hommes qu’elle avait obtenu son
ticket d’entrée dans un data center de la région de Moscou
(pas grand-chose à voir avec la sociologie, d’autant qu’elle
œuvrait au service des approvisionnements), puis au sein du
service de sécurité de cette même multinationale ?
Tout ça pour enfin intégrer les services d’une société de
renseignement privée… pro-ukrainienne.
Où mène le crime.
Elle renoua alors avec la toile avec, certes, moins de
fougue, mais assurément plus de professionnalisme. Oubliés
les projets de reprise d’étude, de thèse, de doctorat, Marika
était entrée de plein pied dans le monde de la veille et
pensait exfiltrer, sur les réseaux et ailleurs, un maximum
d’informations sur les parties engagées en Ukraine...