Hôtel Ukrainia, Moscou. Première mission à l’étranger.
La chambre est simple, sommaire, mais débouche,
telle une valise à double fond, sur une suite
plus spacieuse. Pavel lui explique que le personnel
de service ne sait même pas qu’une telle chambre double existe.
– Comment est-ce possible ?
– L’étage a été cédé à une société privée. Les propriétaires
de l’hôtel sont persuadés qu’il appartient en sous-main à
un émir du Golfe. En réalité, ce sont bien nos services qui
sont derrière. Rares sont ceux qui ont connaissance de cette
suite à double fond. Le Cas n’est répertorié par aucune
organisation officielle et ne figure sur aucun organigramme.
Contrer les faux suicides inexpliqués est son fond de
commerce. D’ailleurs, le Cas est un surnom « maison » pour
centre antisuicide...
– Charmant. Et quand a été créée cette petite merveille ?
– Au début des années 2010, à partir d’un noyau dur
d’éléments ayant servi dans les années 80-90, lui explique
Pavel.
Pavel n’a de slave que le pseudo. Son allure d’athlète
trapu au visage olivâtre fait plutôt penser à un Caucasien
du sud. Martin n’ose imaginer le parcours qui a pu le mener
jusqu’aux succursales obscures de l’hôtel Ukrainia, au coeur
de Moscou. Depuis le milieu des années 80, les alliances ont
bien changé. Le rideau de fer s’est levé sur un autre rideau
tout en clair-obscur. Les Nouveaux Russes ont succédé
aux Soviétiques. Le monde arabe a redoublé d’ébullition.
L’argent du pétrole a changé de drapeau. Le vent des ventes
d’armes a viré de bord aussi. Les flux sont nouveaux mais les
acteurs n’ont pas tous changé de visage, loin s’en faut.
– Ces éléments ont connu tous les conflits de l’époque,
j’imagine.
– Oui, bien entendu. Comme l’Afghanistan, le conflit Iran-
Irak, la crise des euromissiles… Moi-même, je ne connais
pas l’histoire du Cas dans ses moindres détails, et je ne suis
pas certain que vous soyez là pour le servir, en réalité ! Peut-être
êtes-vous là pour nous liquider, lâche-t-il dans un rire
glacé. Vous savez, les agents doubles, c’est vieux comme le
monde, je devrais peut-être me méfier de vous !
Il rit.
Martin s’est plié de bonne grâce au lavage de cerveau.
Il a juré de ne pas poser de questions sur les affaires, ces
mystères de la Ve République. Il a intégré le renseignement
puis le Cas sans autre motivation que de vouloir sortir de la
zone grise et ténébreuse de la vie après chute libre…
Il se souvient avoir un jour tapé « absorber une forte dose de Valium »
sur le net, et il était tombé directement sur l’énigme Robert Boulin.
C’était après son burnout social et sexuel.
Et juste avant la mission moscovite.
*
Pavel glisse sa carte magnétique dans la fente, à gauche de
la porte de la chambre. Un clic d’arme automatique retentit.
Il précède Martin dans l’antre.
Martin a l’impression d’entrer dans son enfance. Les
murs, la tapisserie, la moquette à acariens, les stores baissés,
la pénombre d’une chambre fantôme… Pas d’open space.
Personne. Pavel avance le premier dans la pièce tamisée qui
empeste le renfermé :
– Vous êtes sûr qu’il s’agit du bon service, ici ?
– Bien sûr, sans ça ma carte magnétique n’aurait jamais
fonctionné.
– Mais vous êtes déjà venu ici ?
– La chambre n’était pas comme ça… Il y avait un placard
près du lit, qui donnait sur une antichambre…
– Eh bien, justement, où est-il ?
– Hé… Il n’y est plus ! Ils ont entièrement refait la chambre,
putain !
Pavel s’agite dans tous les sens, soulève le dessus de lit qui
dégage une forte odeur de poussière et de phénols
en tous genres.
– On s’est fait piéger ! Il n’y a personne ! La porte ! Vite,
il faut sortir de là !
– Euh, problème. La porte est verrouillée !
Martin a cuirieusement le temps de songer à la validation
de son épreuve pratique puis à sa première mission en conditions réelles.
C'était en pleine guérilla urbaine à Nantes, un 1er novembre. Plusieurs
centaines de manifestants s’en prennent aux forces de l’ordre au cours
d’une manifestation contre les violences policières après de
graves incidents dans le Tarn, à Sivens. Le centre ville de
Nantes est neutralisé. Le trafic sur les lignes de bus et de
tramway est interrompu. Ligne 3, station Félix Faure dans
le sens Marcel Paul > Neustrie. La conductrice de tram
annonce qu’elle ne poussera pas plus loin. « Passé Viarme-
Talensac, la manifestation dégénère », prévient-elle d’une
voix à la fois tendue et assurée, presque familière. Tout le
réseau des transports en commun de l’agglomération est
en alerte, tandis que les casseurs prennent les manifestants
de vitesse avec comme centre névralgique la place de la
Petite Hollande. Quinze heures passées, les gaz lacrymogènes
sont lâchés et pénètrent dans les derniers wagons du tram
immobilisé qui patiente à la station, en embuscade, après
avoir fait demi-tour sur les rails. La conductrice prévient :
« Nous attendons 16h22 pour repartir en direction de
Marcel Paul, sauf si les manifestants reviennent sur nous. »
C’est ce qui se produira in extremis. Le tramway de 16h22
part avec plusieurs minutes d’avance afin d’éviter d’être pris
à parti, plantant sur place les premières âmes dispersées. Des
familles paniquées et des étudiants émoustillés embarquent
de justesse et parlent de scènes de guerre. Une maman est
sous le choc, s’inquiète pour son bébé apeuré, blotti dans sa
poussette. Il a reçu des gaz lacrymogènes. « Il en a dans la
gorge ! » Au téléphone, elle parle à son conjoint, le rassure
sur le bébé et dit : « Franchement, tu aurais eu peur ! Même
toi, t’aurais eu peur ! Ils balancent des gaz sur tout le monde,
sur les poussettes, les enfants, tout le monde, ils ne font
pas de détail, ce sont de vrais biomans ! ». Dans le wagon,
l’un des trois manifestants blessés, une jeune femme de 21
ans venue protester, en short, ses cheveux blonds attachés
en chignon, est assise. Elle a été touchée aux jambes par
des éclats de grenade de désencerclement. Le bandage
fraîchement déroulé de la cuisse au mollet, par un médecin
en civil, elle est pendue à son téléphone. Dans un sac à dos,
tout le nécessaire pour intervenir à chaud. La jeune femme
a été secourue sur le trottoir quelques dizaines de minutes
avant d’embarquer dans la rame. Au téléphone, elle fait le
récit musclé des scènes d’affrontement avec un parti pris
pro-manifestant appuyé. Dans le tram de la ligne 3, flotte
une atmosphère étrange, entre stress généralisé et grande
lassitude. Les passagers fustigent l’agressivité et la stupidité
des manifestants, des groupuscules armés et cagoulés
disséminés dans le flot des quelques centaines de participants,
tandis que les témoins embarqués à bord chargent, eux,
les forces de l’ordre qui ne font pas de détail, s’en prenant
indifféremment aux manifestants comme aux mères de
famille tombées au mauvais moment du côté des 50 Otages
ou de la Tour de Bretagne. Le tram de 16h22 s’éloigne,
prend de la vitesse, fuit le centre-ville avant de risquer de
se faire remonter par des casseurs ou d’être absorbé par
un nuage lacrymal géant. Il échappe de justesse à la meute
qui remonte sur eux, alors que Martin se fait passer pour
un agent du SCRT, le Service central de renseignement
territorial, et se tient dans la cabine de pilotage d’un tram en
compagnie de la conductrice… Il ne sait pas à qui il relaye
les informations délivrées auprès de la conductrice par le
centre de contrôle des transports en commun. Pour qui
travaille-t-il ? Pour l’État ? Pour une multinationale associée
au projet de l’aéroport ? Pour un concurrent ? Pour les
Zadistes ? Pour un groupe de soutien étranger dans le cadre
d’une opération de déstabilisation ? Pour qui ? La CIA, le
lobby européen écologiste ? Tout est possible et Martin se
sent pris au piège dans le poste de conduite d’un tramway,
en compagnie féminine. Open space : un mètre carré,
deux maximum. Proximité : troublante. Peur des femmes :
immunodéficitaire acquise. Érotomanie : maximale dès lors
qu’il se trouve en compagnie immédiate d’une femme dans
un espace réduit et qu’une pulsion souterraine monte en lui
et dit : une femme, un homme = le début de l’humanité. Et
là, à présent, il est seul dans une chambre d’hôtel minuscule,
en compagnie de Pavel qui commence à péter les plombs. Et
là, il se dit : bosser entre mecs, aucun problème ; déconner,
relativiser, jouer les caïds, ce n’est pas un problème tant
qu’il n’y a PAS de problème ! Il ne gère plus la montée en
pression du Pavel qui lui parle fin de la partie :
– C’est un piège, bon sang, connard ! Regarde là !
Martin se tourne vers le plafond. Il contemple le
firmament de la chambre de l’hôtel Ukrainia comme s’il
s’attendait à une irruption divine. L’heure de la rédemption
a sonné ! Un nuage de gaz lacrymal sort d’une bouche de
la taille d’un détecteur de fumée qui, à défaut de sonner
l’alerte, se rend complice du guet-apens. Martin tente une
vaine défénestration. Impossible d’ouvrir ne serait-ce que le
store, comme collé à la fenêtre ; il fait corps avec la structure
et, surtout, il n’y a pas de balcon. Pavel se tourne vers lui, le
visage livide, et s’effondre. Martin s’attend à s’effondrer à
son tour, mais non. Rien. Il ne se passe rien pour lui.
Il reste droit comme un i.
IL EST BIOMAN.
Dans son oreillette, une voix brise le silence après guerre, comme
si elle fendait la brume, lourde et blanche, qui enveloppe l’appartement.
Elle lui dit :
- Parfait, mission presque accomplie. Retournez
dans le vestibule.
– Mais j’y suis !
– Vous y êtes ? Très bien, regardez, il y a une porte à
galandage en face de la penderie. Vous y êtes ? Ouvrez-la. Il
y a une kitchenette derrière la porte. Très bien. Vous voyez la
plaque de gaz ? Oui ? Eh bien, c’est parfait. Tournez le gaz.
– Vous plaisantez ?
– Allons, ne faites pas l’enfant. Vous n’êtes plus à ça près.
Un gaz va en remplacer un autre. Vous ne risquez rien, tout
est au point. Nous vous prendrons en charge avant que votre
médicament ne fasse plus effet. Assurez-vous que Pavel ne
bouge plus. Il est comment là ?
– Eh… Raide comme la mort !
– Est-ce qu’il respire encore ?
– Putain, qu’est-ce que j’en sais, moi !
– Vérifiez, s’il vous plaît, lui lance une voix blanche dans
l’oreillette. Une voix fatale. Martin s’exécute :
– Il ne respire plus !
– C’est parfait. On vous fait confiance, hein. Il ne respire
plus du tout ?
– Non, il ne respire plus, ça vous va ?
– Très bien. Maintenant, attendez-nous, on vient vous
récupérer avant les secours...