PEVAR -4-
L’ENFANT.
—Chante-moi la série du nombre quatre.
LE DRUIDE.
—Quatre pierres à aiguiser, pierres à aiguiser de Merlin, qui aiguisent les épées des braves.
T DIRE QUE JOSS EST DE RETOUR A LA MAISON :
-Et t’as le bonjour de Bob.
-Qu’il aille au diable. Mais c’est sympa de sa part !
-Et ton père m’a dit de te dire qu’il acheté un dictionnaire français-breton…
-Il aurait pu acheter une méthode, aussi.
-Je vois que tu vas beaucoup mieux... Mais tu exagères : mesure l’effort accompli !
-Oui, je le mesure, c’est ce que je viens de dire… (Silence). Chérie ?
-Oui.
-Merci.
-…
-Non, vraiment. Je n’ai pas toujours été très agréable, ces temps-ci. Je suis désolé.
Et encore, si elle savait. Son rêve électrique et sadomasochiste a fait office de révélateur, aiguisant son esprit perturbé sur l’ampleur du déballage intérieur qui menaçait en lui comme un déménagement breton. Depuis, il se sent apaisé. Un portique mental vient de sauter.
Koupaïa ne méritait pas tout cela.
-Et excuse-moi pour la radio.
-De rien, Joss.
-Si, j’ai déconné.
-Les médecins n’auraient pas dit que tu pétais le feu, j’aurais mis ça sur le compte du contrecoup.
-Tu vois, je n’ai pas d’excuses.
-Non.
-Comment vont nos voisins anglais d’en face ?
-Kate va se faire opérer d’un cancer du sein.
-Quoi ?
-Non, je plaisante. (Koupaïa aiguise un sourire perfide. Perfide et sans complaisance pour son diable de mari). Ca te ferait trop mal, hein ?
-Non, pas du tout. N’importe quoi ! (Silence). Et Tania, comment va la petite ?
-Ah quand même, enfin ! Eh bien elle s’endort d’épuisement quand l’heure de la sieste est finie. La dernière campagne d’exercices aériens l’a encore déphasée. Je retrouve la chambre sans dessus dessous parce qu’elle s’amuse à jouer aux quilles en attrapant ses peluches (bien que j’ai fini par les mettre au pied de son lit derrière les barreaux) et en les jetant sur les étagères. Tu sais qu’elle a réduit en pièces sa tirelire de cochon, ce qui devait arriver, et illustre le fait que ce truc n’est pas de son âge…
-Attends, une tirelire. Il n’est jamais trop tôt pour anticiper.
-T’es pire qu’un comptable ou qu’un banquier, Joss, ça vire à l’obsession.
-Je bosse dans le privé.
Koupaïa sourit. Lui pense : je-bosse-dans-le-privé-le-plus-underground. Statut professionnel : pas de statut. Et ce n’est même pas du travail illicite, c’est du free-style. Il bricole et il loue. Il ne fait plus rien d’autre, mais il a un avis sur tout. Le couple gère, tant bien que mal, les effets secondaires de sa radiation sauvage reçue par mail, genre lâche doigt d’honneur. Ce régime a trop tiré à boulet rouge sur son peuple. Pourquoi encore défendre la conservation du système si ce n’est que pour organiser un parcours du combattant avec ses chausse-trappes, ses seuils planchers qui excluent le plus grand nombre, ses radiations punitives qui sanctionnent les plus modestes ? Joss a appliqué à la lettre tous les préceptes qu’on lui a inculqué : exigences éducatives, valeurs républicaines, participation à la vie associative, respect de l’environnement, travail autant que possible, quand il y en a, déclaration des revenus sans chercher à gratter, alors qu’on ouvre des autoroutes fiscales à coup de niches et que le dumping prospère dans des pays prétendument frères. Il sait bien que c’est pas glorieux de parler de ses difficultés matérielles, le problème à un moment donné, c’est que ça arrange trop les politiques qu’on ferme sa gueule par pudeur ou par une sorte de fierté qui est sur un plan individuel défendable, OK, on a son honneur, mais qui devient collectivement mal placée. Il est sûr que cela hérisse le poil à bon nombre de gens de dire ça. Mais pourquoi cette amnésie, ce silence ? Toutes les générations doivent savoir ce qui se passe aujourd’hui. Il faut en finir avec cette omerta bien commode. Alors, oui, il exulte, il enrage, et oui, Koupaïa sourit. Mais ce sourire est cassant comme la glace, entre pitié pour son mari et tristesse pour ce qu’il est devenu.
Un mort vivant en France.
-Ann Drouiz ! Ann Drouiz, es-tu là ? Ann Drouiz !
Daïk a trouvé un refuge de fortune, une sorte de terrier au pied de la dune à fourrés. Allongé, face contre sable, il est comme un militaire en campagne avec son poste de TSF. L’extradolescent télépathe de toutes ses forces, mais la stratosphère ennuagée rend l’exercice difficile.
-Ann Drouiz !
Rien à faire.
A la tombée de la nuit, Daik décide de sortir de son terrier. Il s’élance parmi une flopée de lapins qui sortent à la fraîche coloniser dunes vives et bordures de route, c’est une véritable invasion. L’extradolescent se mêle à la population de cette espèce de dégénérés : de ce qu’il voit, ce sont de purs obsédés à l’intelligence sporadique mais dotés d’un flair se rapprochant de celui d’une peuplade de l’univers II appelée les Polons.
Les Polons, s’il peut se permettre cette petite digression, sont des êtres peu portés sur la méta-connaissance mais capables de détecter du radon rouge-orangé cent ou deux cent mètres sous terre. Leur flair radioactif est hérité d’une longue et douloureuse adaptation à leur milieu naturel : ils vivent sur une planète qui est pilonnée en permanence par des fragments d’astéroïdes.
Et de fait, leurs eaux météoritiques sont très riches en radon. Ce peuple le traite en même temps que le propane, dont le point d’ébullition est identique, et qu’ils extraient donc de leur planète. Ce sont de purs planéterriens, il ne faut pas leur parler conquête spatiale. Leur truc, c’est de gagner leur vie avec la conquête spatiale des autres : ils transforment le radon en polonium dans d’immenses serres à désintégration alpha. Ce sont d’ailleurs les plus gros producteurs de polonium de toute la galaxie et les maîtres incontestés des applications antistatiques : fabrication de cellules, contrôle de piles, élimination de l’électricité statique ou des blocages liés à l’électricité statique, prévention de l’adhérence… leurs savoir-faire sont précieux, surtout dans l’industrie du transport spatial universel...
Tout ça pour dire que Daïk se sent comme un Polon dans sa mine, à des années lumière de son environnement de référence. Les dunes sont immenses. Plus il marche, et plus la végétation se densifie. Au fil de ses pas, elle s’avère plus haute que près de l’océan, au-dessus duquel les combats ont semble-t-il cessé peu avant la tombée de la nuit.
Daïk est au bord de l’épuisement. Ses muscles ne peuvent pas se régénérer par la nourriture comme pour les humains. Chez lui, la créatine s’auto-génère sans accroître sa masse musculaire. Les mauvaises langues prétendent que son espèce n’a plus d’organes reproducteurs et que foie, pancréas et reins sont surdéveloppés. N’importe quoi ! Les Polons, par exemple, les surnomment « les sans-boules » ! Tu parles, eux, se gavent d’Xtra Builder pour doper leur musculature de mineur de fond ! Déjà qu’ils sont irradiés en permanence… Résultat des courses : ces êtres sont mortels comme les humains.
On ne peut pas avoir la matière grasse et l’argent de la matière grasse.
Ces gros bras vitreux avec des muscles comme des baudruches transparentes dont on peut voir la circulation interne en temps réel désignent les Terriens par le terme d’« Astragales », en référence au genre végétal le plus important chez les spermaphytes (décidément, personne ne le fait plus, mais tout le monde en parle)...
Tout cela pour dire surtout que Daïk se rend compte que sa synthèse endogène est à la peine. L’épuisement le guette. Il rêve de s’allonger face à l’espace derrière sa coupole dans un transat moelleux à souhait avec une petite musique astrale d’ambiance comme le chant des comètes créé par l’oscillation des chants magnétiques, par exemple. Les sons saturés sur terre l’ont contraint à adapter son convertisseur de fréquence intégré, un module fort pratique lors des voyages longue distance, qu’il est vivement recommandé d’acquérir dans votre astronauterie préférée ♥. Ha, ha.
Il se connecte au cortex par une prise ventouse (existe en version peau lisse, peau visqueuse ou peau à forte pilosité. Ce serait le cas des humains à considérer qu’ils puissent supporter de tels voyages...)
Pour l’heure, c’est lui, Daïk, qui ne supporte plus le voyage sur Terre. Il rampe entre les ajoncs géants, approche une longue bande d’asphalte : pour se déplacer à bord de leurs chars de feu, les humains ont tracé sur toute la surface de la Terre des croûtes de bitume et de cailloux mêlés qui serpentent entre les maisons.
Daïk sort de la civilisation des lapins et rejoint celle des humains par une voie bordée de marques de peinture blanche tantôt pleine, tantôt pointillée. Des lumières postées au-dessus des routes brillent à l’orée d’un groupe de constructions humaines : Daïk serait-il retourné au point de départ, près de l’empilement de roches qui sent la matière grasse ? Non. Il ne reconnaît pas l’endroit. Il n’en est pas loin et, pour tout dire, il n’a aucune envie d’approcher de ce repère bruyant peuplé d’humains hystériques. Il doit prendre la direction de Vannes où converge le chant des Séries, c’est tout.
Liste de noms en poche, il emprunte un trottoir désert, dunes sur sa droite, constructions humaines sur sa gauche. La plupart sont plongées dans les ténèbres. Quelques unes laissent filtrer des lumières inquiétantes. L’extradolescent passe son chemin, préfère éviter la présence incongrue de « population civile », comme ils disent dans les films - il en a maté quelques uns par hasard et c’était d’une violence inouïe – hooouuu, Daïk est une chochotte !
Il tâche de limiter son exposition aux seuls béleks. Il n’en croise aucun autre sur le chemin quand, tout à coup, surgit derrière lui une lumière crue qui balaye l’asphalte et grandit, l’envahit, l’absorbe. Un grondement accompagne cette ombre en négatif. Daïk est comme capturé par ce halo tout entier.
-Hé, qu’est-ce que tu fous ? Vannes, c’est par là-bas !
Il se retourne. Le Westfalia s’est immobilisé deux pas derrière lui, in extremis. Au volant, Rozenn.
-Aloooohaaaa !
-Vous… vous êtes encore en vie ?! Les Nantais ne vous ont pas...
-Non, les Nantais ne nous ont pas fait la peau ! On a ridé sur les vagues et on a survécu, sauf que la mer n’est pas top. On préfère rentrer à la maison ! Ca va comme tu veux ?
-Je suis épuisé.
-Mais tu te traînes pourtant ! T’as pas fait un kilomètre en trois heures ! On a eu le temps de surfer et de remballer tout le matériel !
-Et les Nantais ?
-Tu sais que tu es lourd avec tes Nantais ? Ils sont rentrés chez eux dans leur joujou et eux ils tracent. Ils sont déjà à la base et je peux te dire qu’ils ne sont pas rentrés sur Nantes, mais plutôt sur Landivisiau ou Lann Bihoué !
Rozenn sort du char à feu en laissant sa machine infernale enchaîner ses explosions sous le capot.
-Est-ce que vous pouvez éteindre cette machine ? Elle me fait peur.
-C’est bon, on t’emmène. Tu ne vas pas faire du stop à cette heure dans cette tenue, tu n’y arriveras jamais. Vannes est encore à une vingtaine de bornes.
-Oh… C’est beaucoup ?
-Pour tes petites jambes, le bout du monde.
-En fait, je n’ai pas atterri où je voulais, murmure Daïk, la mine coupable.
-Atterri ?, s’étonne Rozenn. Je te croyais du village…
-C’est-à-dire que...
Rozenn change d’attitude, pressent une fugue. Elle jette un regard de défiance à Benji qui comprend à son tour qu’il y a anguille sous roche et saute du Volkswagen.
-Comment t’appelles-tu au juste ?, demande-t-elle.
-Ben, Daïk.
Daïk ne parvient pas à mentir. Que connaît-il des noms humains sinon Merlin ou Taliésin… Pas grand-monde.
-Daïk comment ?
Aïe… Daïk doit avoir deux noms ??? Ah oui, c’est vrai : il pense à Théodore Hersart de la Villemarqué. Lui en avait cinq (de et la, ça compte ?). Il dit spontanément, fier de sa trouvaille :
-Ersardelavilemarké.
-Hein ?
L’extradolescent sourit en serrant les dents.
-Tu fais peur avec ton déguisement. S’adressant à Benjamin : il est super bien fait en plus.
-Grave.
-Répète ton nom, s’te plaît ?
-Ersardelavilemarké.
-Ben mon ami ! Ca ne doit pas être facile à porter. Rozenn, toi qui connais bien la région, t’as déjà entendu parler d’un tel nom ?
-Non. C’est du flamand ou c’est du bourgeois, ha, ha, ha !
--T’as un nom de la haute, dis donc.
-Je ne vois pas ce que vous voulez dire, répond Daïk sur la défensive, d’une voix de robot.
-Laisse tomber. On te ramène chez tes parents.
-Mais je veux aller à Vannes !
-Ca ne fonctionne pas comme ça. Tu es mineur. Tu ne discutes plus, on a assez perdu de temps ! Dis-mois, tu as quel âge au juste ?
-Je n’en ai pas avec moi, rétorque Daïk au bord de l’apoplexie.
Il ne trouve pas de soluce aux questions pressantes et confondantes. Comment leur faire comprendre qu’il est de leur côté, qu’il veut juste rencontrer l’enfant du druide, l’enfant de Bel, sans déclencher tout un esclandre et tomber sous le coup de la Loi ???
-T’as pas d’âge avec toi, répète Rozenn en détachant bien chaque mot. Trrèèèèès bien, je vois… Si tu ne peux pas nous dire où habitent tes parents, on va être obligé de t’emmener à la gendarmerie. Je te préviens, nous, on ne veut pas d’histoire.
-Mes parents habitent à Vannes !
-Ben voilà. Et comment s’appellent-ils ?
-Bélek !
Rozenn et Benjamin tombent des nues. Il cherche onze Bellec de Vannes, tout ça pour dire qu’il est perdu et veut rentrer chez lui… Un enfant de la Ddass ?
-Mais Ersardelavilemarké, c’est quoi alors ?
-C’est mon nom, euh… aussi !
-Je vois. Tu veux dire que tu t’appelles Ersardelavilemarké-Bellec ?
-C’est ça...
-Allez, en voiture !
-Et où habites-tu à Vannes ?, demande Rozenn.
-C’est-à-dire… à côté… à côté de…
Le bourbier continue. Ann Drouiz, pitié ! Pourquoi ne m’as-tu pas répondu tout à l’heure ? Misère. Le pommier ! Le pommier lui vient à l’esprit.
-Quelle rue ? Dis-nous seulement le nom de la rue.
-La rue… euh… la rue à côté… la rue… des pommiers !
-Rue des Pommiers, c’est ça que tu veux dire ?
-Oui, rue des Pommiers, c’est ça.
Il sourit.
Daïk s’installe en dernier à bord du véhicule, près de la portière passager. Rozenn prend de nouveau les commandes, démarre, opère un virage à cent quatre-vingt degrés. Personne en face. Le Westfalia patine puis bombe le torse et file à vive allure jusqu’à un cercle, près de la plage, puis s’engouffre dans une rue à angle droit. Le Volkswagen dodeline, grimpe sur une bosse au beau milieu de la route (idée saugrenue), puis une deuxième, puis encore une autre. C’est comme s’ils faisaient des petits ponts. Le véhicule pile avant d’emprunter un nouveau cercle. Il fait une large boucle, les pneus crissent, puis il suit un panneau dans la calligraphie locale : Vannes/Gwened. OK, c’est la bonne direction. Ils ont compris ! Le surfeur allume une sorte de mini tableau de bord comme sur les anciens vaisseaux (et ceux des Polons pour prendre un exemple de civilisation adepte de ce genre d’appareils antistatiques). Benjamin lui demande de confirmer le nom de la rue.
Nommer, c’est une obsession ici ! Noms de personnes, genres, mots mâles, mots féminins… UN pommier, UNE rue. Daïk a beau avoir saisi quelques rudiments de ces langages terrestres pour le moins étranges, il est stupéfait par cette obsession de la dénomination et du genre.
-Hé, Daïk, t’es sûr de toi ?
Au secours, Ann Drouiz, soufflez-moi quelque chose !, prie Daïk.
-Pas de rue ?, demande Rozenn sans quitter la route des yeux.
-Rue-des-pom-miers… Mer-lin…
-Qu’est-ce que tu me chantes ?
-Qu’est ce que tu me chantes... Chantez-moi le chant des séries numéro quatre !, bégaie Daïk, en pleine prière.
-Hein, quoi ? Articule quand tu parles ! Ils habitent au numéro quatre ? OK. Tu vois quand tu veux !
Rozenn veut y croire, mais s’étonne du comportement perturbé du gosse. Ce gamin est paumé, complètement paumé ! Ils ont cueilli un fugueur ! Manquait plus que ça !
-C’est bon, j’ai deux rues des Pommiers sur le GPS. L’un est dans un lotissement, l’autre en rase campagne… Tu habites en ville ou en campagne, Daïk ? Tu as parlé de village tout à l’heure…
-Village. Oui, village, lâche Daïk, pressé d’en finir.
-OK. C’est là, regarde.
-Vu. On fonce !
Au diable l’avarice, direction le 4 rue des Pommiers au « village », comme ils disent. Quand l’extradolescent reçoit enfin un rush d’Ann Drouiz, il est endormi, accoudé à la fenêtre du Westfalia. Le vieux druide de l’espace refait surface, nostalgique de la terre lointaine de ce qu’il prétend être les ancêtres de leur peuple « de mutants abrutis par les radiations et semblables à des morts vivants » (lire page 772.046 ½ in Le peuple qui se prenait pour des extraterrestres) et qu’Ann Drouiz a autoproclamé « Le best seller de tous les espace-temps ». En vérité, seul l’ouvrage intitulé L’univers II et l’univers IV ne font qu’un a reçu de nombreux avis de la critique ou, du moins, une avalanche de critiques :
Sur fond d’hymne à de lointaines légendes terriennes, Ann Drouiz revisite l’histoire de notre civilisation et se revendique comme un descendant direct d’un barde breton, peuple celtique à l’origine de nombreuses légendes « extravagantes ». En nous présentant comme des « extraterrestres », il entretient le mythe de l’isolement des Terriens dans un univers où ils évolueraient seuls contre tous. L’ouvrage « L’univers II et l’univers IV ne font qu’un » a néanmoins le mérite de poser la question : et si traverser les trous noirs renvoyait à nous-mêmes ? Le meilleur moyen est encore de voyager pour le savoir…
Daïk, lui, a adoré l’ouvrage et les critiques assassines n’ont fait que l’encourager à explorer les théories d’Ann Drouiz avec une conviction : n’y a-t’il pas une contradiction à défendre la Loi interdisant de se révéler aux Terriens et l’idée que ce peuple se définit en creux, à l’exclusion des autres ? Qui fait fausse route dans cette histoire ?
-Encore une seconde… Attends… Voilà. Je termine une greffe de plante terrestre en milieu extra-chlorophilé !
-Ann Drouiz !!! Comme je suis content de vous joindre ! J’ai tout mon espace-temps, répond Daïk.
-Oh, toi, tu as besoin de mes lumières…
-Plus que jamais. Je suis sur le point de rencontrer les onze béleks qui doivent me mener à l’enfant de Bel !
-Quoi ?
-Je suis au pays des Vénètes ! J’ai vu les armées de César et je suis en compagnie de deux béleks. Je les croyais condamnés, mais… ils ont survécu aux combats avec fougue.
-Fa-bu-leux !
-Le problème, c’est que mon existence risque de fuiter. Ils me prennent pour l’un des leurs. Comment faire ? Ils se sont mis en tête de me ramener à mes parents terriens !
-Aïe, ils sont terribles. Ils ne lâchent jamais leur progéniture comme ça, il faut les comprendre. N’oublie pas que tu descends d’eux.
-Vous le croyez toujours ? Je commence à avoir de sérieux doutes.
-Bien sûr que oui, pourquoi ?
-Ils sont si différents…
-Que font-ils en ce moment ?
-Ils conduisent un char de feu et font route vers le pommier des druides.
-Le pommier, dis-tu ?
-La rue des Pommiers.
-Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Peu importe… Continue à les suivre !
-Très bien.
-J’ai toujours rêvé de voir l’un de ces fabuleux chars de feu…
-La monture est bleue et blanche et fait beaucoup de bruit ! Je croyais que vous en aviez déjà vus ?
-Je ne connais pas cette époque.
-Dites, j’ai besoin de connaître le chant des Séries numéro quatre. Je ne sais pas comment je dois me comporter une fois que nous serons arrivés à destination : je suis censé reconnaître mes parents !!!
-Je serais enchanté de t’aider. Daïk peut entendre Ann Drouiz sautiller à côté de ses bulbes terrestres, excité comme une puce. Mais je ne vais rien inventer, Daïk. Je vais plutôt te rusher l’interprétation du collecteur que tu connais bien.
-Oui, je me suis fait passer pour quelqu’un de sa famille à vrai dire...
-Tttt, ah non, pas bon ça ! Et ce n’était pas un druide, mais un collecteur, nuance !
-Ils m’ont demandé un nom de famille…
-J’espère que tu ne vas pas les embrouiller. Ils ne sont pas censés le connaître puisqu’ils lui sont antérieurs. Tu joues avec le feu... Bon, on va gagner du temps : je vais te le dire. Hersart de la Villemarqué estime que le chant des Séries du nombre quatre et sa référence aux quatre pierres à aiguiser s’inspire en vérité d’une seule pierre, dans la tradition galloise : cette pierre, disent les Gallois, vint en héritage à Tudno Tedgled fils de Jud-Hael, un chef armoricain. Il suffisait d’y passer les épées des braves pour que ces dernières puissent couper l’acier (c’est un alliage terrestre, je t’expliquerai un jour quand nous aurons plus de temps). Loin d’aiguiser celles des lâches, cette pierre les réduisait en poussière ! De plus, quiconque était blessé par la lame qu’elle avait aiguisée mourait aussitôt !
-Réjouissant.
-Oui. Fais très attention, Daïk. Evite tout contact avec une telle épée. Je ne peux te conseiller quoi que ce soit d’autre sinon de rester sur tes gardes. Il se peut que ton intégrité soit révélée par cette pierre. Ne te comporte donc pas comme un lâche, reste sur ta défensive et tout devrait bien se passer, c’est compris ? C’est un principe de vie qu’il convient de suivre tous les jours. Le chant des Séries est peuplé de principes de vie.
-C’est promis, Ann Drouiz. Merci. Merci infi... éphémèrement !
Rupture de faisceau après qu’Ann Drouiz lui ait souhaité bonne chance. Daïk émerge de sa torpeur, observe la route, bien plus large à présent. La fameuse route sans péage des Vénètes et des autres peuplades le conduit dans les faubourgs de la cité au bord du golfe. Le char à feu se faufile parmi d’autres chars de toutes sortes : des petits, de plus imposants avec des drapeaux noir et blanc et des BZH aussi à l’arrière. Des lumières éblouissent Daïk telles des étoiles trop proches pour être honnêtes. Le cœur de l’extradolescent palpite. Quelque chose lui dit qu’ils se dirigent tous les trois à bon port et que son comportement devra être à la hauteur de l’événement... Daïk se réveille en sursaut et découvre que Benji est en train de tirer de façon maladroite sur son masque, en vain ! L’extradolescent bondit de son fauteuil, déroule une bonne gauche en plein dans le visage de Benji, surpris par la manœuvre expéditive.
Il pousse un cri de mijaurée :
-Espèce de lâche !, se justifie Daïk.
-… excuse-moi ! Excuse-moi !, répond Benjamin. C’est juste que ton masque est super bien fait…
-Pas recommencer, hein !
-Promis. On va bientôt arriver et tu vas les revoir, tes Bellec, et nous, on te fichera la paix après ça !
Rester sur la défensive… Faire attention à l’épée des lâches… Autour de lui, le taux de radioactivité augmente dangereusement. La route sans péage délaissée, le Westfalia emprunte de nouveaux cercles avant de quitter pour de bon la civilisation du bitume et du ciment pour celle des maisons en pierre radioactives. Le pays des druides aux pouvoirs surnaturels approche... Surgit un panneau. Les calligraphies phosphorescentes l’aveuglent : « Giratoire de Kervoyel / Kroashent-tro Kerwaiel. » Encore un cercle avec une route autour, mais au centre du cercle, il n’y a toujours pas de mégalithe comme si le peuple avait renoncé à ses lointaines croyances et décapité ses pierres levées. Les vestiges sont pourtant innombrables ! Ils ne cessent de tourner autour de tels cercles, tantôt plats, tantôt bombés comme des tumulus, tantôt ornés d’exvotos sans queue ni tête : des ancres de bateau, des fanages, des blasons, des massifs de fleurs, et toujours ces panneaux qui nomment les choses. Les cercles désacralisés ont perdu leur signification, le symbolisme a été supplanté par des noms formels tantôt dans une langue dérivée de celle des romains, tantôt, en-dessous, dans celle descendant des druides, comme si Daïk arrivait après la bataille. Après que tout soit déjà trop tard...
Les armées de César ont mis la main sur les mégalithes et les Vénètes ont perdu leurs idoles. Les campagnes ont été défrichées, les routes romaines se sont multipliées. Daïk a l’impression de naviguer entre deux mondes. Où sont les véritables survivants ? Pas de ceux qui se sont soumis ou essayent de lui arracher son revêtement protecteur comme s’il s’agissait d’une armure ! Ils auraient pu le tuer s’il ne s’était réveillé à temps.
La route serpente désormais sous la voûte d’immenses arbres. Il reconnaît des chênes. Ceux des druides… Daïk sent leur présence. Un nouveau nom : Le Vang. Plus loin, la forêt se fend en deux, disparaît comme par magie sur leur gauche pour laisser place à de vastes étendues aussi vertes qu’inhabitées puis à de nouvelles voies romaines. De nouveau, un cercle sans mégalithes baptisé « giratoire de Penrho », dans un croisement des deux langues. Le char à feu crépite, fait un quart de tour avant de pénétrer sur une nouvelle voie, étroite et obscure.
La nuit est tombée. Le satellite naturel de la planète Terre se découvre, remplaçant les lanternes perchées au-dessus des routes. Personne en face, personne devant, personne derrière lui. L’équipage avance seul sur cette voie profonde. Rozenn lui dit qu’ils sont proches du but. Daïk va enfin savoir qui sont ces onze béleks. Cachent-ils l’enfant de Bel ? Sera-t-il le premier venu du cosmos à défier la Loi ?
Il est temps de les sortir de l’ignorance suicidaire… Encore quelques centaines de révolutions et tout sera trop tard. Ils ne pourront plus s’extraire de leur condition de mortels et périront avec leurs icônes.
Un virage sur la droite. La route bifurque à nouveau, semble foncer droit sur une vieille bâtisse de roc et de chaume. Une autre, à côté, est protégée des vents et des pluies stellaires par une mosaïque de petits blocs schisteux découpés au cordeau et comme agrafées les unes aux autres. Entre chaque bâtisse, des câbles les relient entre elles, par les airs. Ces filins sont chargés d’électrons, de protons et de neutrons. De toute évidence, ils transportent de la farine de l’air en petite quantité, d’un habitat à un autre. Pas de quoi réaliser des explosions nucléaires, certes, mais Daïk ne se souvient pas avoir entendu parler de tels câbles électrostatiques dans les récits d’Ann Drouiz ni dans ceux rapportés à travers lui par le collecteur et autres Initiés de la vallée du Bélen.
C’est aussi étrange que cette succession de cercles mégalithiques évidés ou que tous ces chars à feu cacochymes.
Désormais, la route traverse d’immenses bosquets et des forêts sans fin. Sur le bas-côté, à hauteur de virage, des petits piquets blancs ont été plantés comme pour prévenir d’une sortie de piste. Ils reflètent les flammes du char à feu : Ker Réan, Ker Gac… Les noms se succèdent au fil de la route. Encore un qui surgit sur un panneau vertical représentant un cercle noir sans mégalithe : La Vraie Croix.
Rozenn demande à son copilote de lui montrer l’adresse exacte sur la carte : la rue des Pommiers est tout près d’ici, répond Benji.
Daïk se sent de plus en plus nerveux. L’extradolescent repousse même un rush d’Ann Drouiz. Peut-être vient-il le mettre en garde d’un danger imminent. Il préfère le repousser parce qu’il a peur de manquer de vigilance et que les autres en profitent. L’extradolescent a tout de même le temps d’entendre ces quelques paroles venir cogner à son esprit :
Il y a trois parties dans le monde : trois commencements et trois fins…
Non, ce n’est pas le moment ! Le véhicule crachote, vrombit, grimpe sur une énième bosse avant de pénétrer dans un village où d’innombrables maisons radioactives se succèdent et s’imbriquent. Comment se repérer dans un tel fouillis, c’est un véritable dédale avec des escaliers qui semblent mener nulle part. Des fleurs suspendues dans le vide, des sculptures gravées sur les maisons : 1776, 1816… Le véhicule longe un jardin bordé de blocs sauvagement empilés les uns sur les autres. Dans l’herbe, Daïk reconnaît des lutins plus petits que lui, semblables aux neuf korrigans qui dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes de laine blanche. Ilreconnaît aussi une fontaine, à côté du jardin, dans la clarté de la pleine lune... Le but est proche. La direction, sans appel. Les indices confirment tout ce dont a parlé Ann Drouiz. Les éléments sont là, dénués de symbolisme.
Le Westfalia s’immobilise. Rozenn coupe le moteur. A un jet de pierre du nez du véhicule, des plantes médicinales ornent un chaudron fixé au pilier d’une sorte d’immense portail telle une entrée dans un monde parallèle. Rozenn et Benjamin descendent et invitent Daïk à en faire autant. Il saute dans le vide tant les marches sont espacées et s’affale sur un tapis de petits cailloux extrêmement désagréables et contendants :
-Ca va ?, font les deux béleks en combinaison.
-Ca va. (Il a mal, mais serre les mandibules).
-C’est bien ici ?, demande Rozenn.
Le couple de surfeurs désigne une petite boîte jaune censée détenir la preuve irréfutable qu’ils sont bien arrivés à destination :
Famille Le Bellec
4 rue des Pommiers
-Oui, c’est bien là, feint de savoir Daïk.
Un grand corps de bâtiment principal lui fait face. A sa gauche, une bâtisse encore en construction avec des câbles désactivés sortant des murs et des trous béants partout. Sur la droite, une allée fait office de délimitation et, par delà cette voie privative, dessert un jardin éclairé par une puissante lanterne fixée au mur de la bâtisse principale. De l’autre côté du jardin, une petite cour, puis un troisième bâtiment illuminé avec deux voitures stationnées devant.
Deux étiquettes identiques sont collées à l’arrière de chacun des véhicules : « GB. »