Chapitre V
La déliquescence de la société civile et du système
éducatif postsoviétique a eu un impact direct sur le mental
des gens. Pour perdre confiance en soi, il n'y a pas mieux
qu'une bonne déliquescence collective. Elle fera toujours
illusion. L'honne est ainsi fait qu'il croira toujours
en premier lieu être le problème - et consultera un prétendu
expert ad-hoc - avant de réaliser que le problème
est ailleurs, qu'il vient du groupe.
A ce propos, il suffit de considérer les Français d’aujourd’hui
pour voir combien les "baguettes fraîches" sont parfois
persuadées d’être devenues le pain rassis du monde.
Eh bien, la Russie de l’époque, c’était la France
d’aujourd’hui dans la tête des gens.
Pauvre Marika... Elle n'avait pas besoin de ça.
« Cette fille, elle a un poney sous le lave-vaisselle ! »,
ne dit pas son boss d'elle d'ailleurs un jour ? Marika ne sut jamais
comment interpréter cette réflexion. Cela signifiait-elle qu’elle était
à ses yeux une pauv’dinde ou qu’elle était… chaude ? Bonnasse ?
Qu’un potentiel sexuel hors du commun sommeillait sous
le capot ?
C’était d’autant plus difficile à comprendre qu'elle n'avait pas
de lave-vaisselle.
Un lave-vaisselle… Non mais ! Ou alors... ce type
insinuait-il qu’elle était une ménagère sauvage ???
En même temps, un poney ce n’est ni un étalon ni une jument. Un
poney, c’est... gentiment sauvage. Ouais, cette fille, c’est une
mijaurée, une midinette ! Ouais, ça devait plutôt être un truc
dans le genre, l’enflure !!! Parce que son patron de l’époque,
son premier employeur, était quand même un sale type qui comptait
ses tâches de rousseur dans son décolleté...
On rêve toutes du sale type, soit, mais d’un sale type beau
et parfaitement éduqué. Enfin... bon, d'accord. Un peu schizophrène, en fait.
Genre double personnalité avec un super vernis social, un air
propre sur lui : il ne va pas vous sauter dessus, mais vous
désirera dans un coin très, très reculé et vachement profond de
son cerveau. Parce qu’il vous désire du cerveau, lui !
Bref, on rêve d'un type très intelligent, mais juste un tout petit peu
moins que soi. Pour ne pas être vexant au quotidien. Il faut juste
qu’il soit brillamment idiot, savamment bestial, socialement
unique, mais pas ours, non, dans le sens désocialisé.
Il faut que ce soit un être social différent.
Pour continuer à vous brosser le portrait de Marika, sa mère disait
à l’envi qu’elle avait bronzé au travers d’une passoire. Parce que Marika
était couverte de tâches de rousseur. Un peu comme un dalmatien, mais marron.
Ses tâches de rousseur avaient tendance à s’estomper depuis
l’âge adulte. Ce qui la complexait adolescente s’effaçait, et
maintenant qu’elle avait envie de les assumer eh bien elles
disparaissaient. ебать ! [yébat’] ! Merde ! Maintenant que ça
ne me complexe plus, eh bien… j’ai des tâches de vieillesse
précoces qui apparaissent à la place ! À moins qu’il ne s’agisse de mélanomes
super malins de la mort, en plus !
Bref, Marika était un tout petit peu hypocondriaque, en fait.
En découvrant Internet, sur le tard (comme un Cro-Magnon
avec ses gros doigts), elle avait « appris » (désappris)
au fil de ses recherches compulsives, que l’hypocondrie
se nourrissait toute seule par le seul fait de lancer
des requêtes sur le Net !
« Vous faites une recherche sur votre santé ? Vous êtes malade
et condamnée d’avance », lui répondait son ordinateur.
Saleté d’Internet ! En l’occurrence, ses premières tâches de vieillesse
allaient très vite la conduire droit chez les pompes funèbres,
car elle avait appris que passé cinq millimètres, un mélanome
était déjà mal barré.
Donc, comme elle avait deux tâches d’un centimètre sur
le visage, elle s’imaginait déjà deux fois condamnée.
Non, attendez, quatre fois, en fait, parce que deux fois deux fois cinq
millimètres égalent quatre cancers, c’est mathématique !
OK. Marika était l’archétype de la cérébrale,
avec tout plein de questionnements intérieurs et deux
mains gauches. Pauv’dinde n’était d'ailleurs pas spécialement fière
de l’épisode fâcheux qui allait suivre, un souvenir encore frais
qui remontait à 2005 mais qui avait son importance pour
toute sa carrière à venir. Elle sortait de ses études et avait
signé son premier contrat de travail pour une entreprise
occidentale implantée à une petite centaine de kilomètres
de Moscou. Un data center de taille moyenne dans une
ville d’environ cinquante mille habitants. Elle gardait, au
demeurant, un excellent souvenir de cette expérience.
Et c’est, à vrai dire, incognito qu’elle avait commis son
premier forfait.
On venait de lui confier son premier déplacement
d’importance chez un fournisseur. L’une des sous-chefs du
service des approvisionnements lui avait prêté sa voiture de
fonction, une petite Volkswagen noire, se souvenait-elle. Ne
lui demandez pas le modèle ni la série, elle s’en cognait des
bagnoles. La pauvre dinde venait tout juste d’obtenir son
permis de conduire (il était temps à 23 ans…) et manquait
encore d’un brin d’assurance au volant, ce qui la
condamnait à une mort certaine dans un pays où les
automobilistes étaient majoritairement des psychopathes
légalisés.
Qu’à cela ne tienne, la voilà partie dans une ville
inconnue avec le stress du premier rendez-vous seule ! Et
voilà qu’elle se perd en route, enchaîne demi-tour sur demi-tour,
tandis que l’heure tourne. Elle risque tout bonnement
de rater son rendez-vous crucial auprès d’un fournisseur en
bureautique. L’angoisse. In-en-vi-sa-gea-ble. La panique
la gagne quand, soudain, elle reconnaît l’endroit. Bon
sang, c’est là ! Elle vient juste de passer devant et elle doit
avoir déjà une bonne vingtaine de minutes de retard ! Ni
une ni deux, elle fait demi-tour mais pas un demi-tour au
carrefour, naaan. Un demi-tour en plein boulevard, limite
au frein à main. Des voitures arrivent des deux côtés, quand
elles ne créent pas des doubles files là où il n’y en avait pas à
l’origine. « Faut que je me tire de là ! Marche arrière toute
pour entamer mon demi-tour non homologué ». Et BANG,
Marika recule dans une vieille Lada en stationnement.
Pas le temps ! Pas maintenant !!! « Faut que j’y aille, à ce
rendez-vous ! ». Elle enclenche la marche avant et, voyant une
voiture arriver plein pot, accélère.
Nouvelle collision.
Cette fois, c’est un quatre-quatre Nissan garée dans l’autre sens
de la route qui est embouti au niveau de la portière avant.
Elle passe la marche arrière, se place enfin dans le sens de
circulation. Las ! Résultat sans appel : trois voitures
écornées ! Ce n’est pas le casse du siècle, un peu de tôle
pliée et enfoncée, elle n’est certainement pas la première en
Russie, mais elle ne demande pas son reste. Elle ne fait aucun
constat (hein ? un quoi ?) et rentre bien sagement au centre
en sifflotant, l’air de rien, sans sa commande, arguant qu’il
convient de changer de fournisseur :
– Cette société a des connexions avec l’espionnage industriel russe,
je l’ai flairée à… des kilomètres ! Leurs visios ne sont pas conformes,
leurs caméras non plus !
L’information remonte au siège et son boss l’appelle un mois plus tard :
– Bravo, ma petite ! Vous avez débusqué une authentique
boîte véreuse avec connexions mafieuses ! On a besoin de gens
comme vous, qui connaissent le terrain. Ce n’est pas facile
pour nous autres, Occidentaux (son boss est un Bavarois). Voilà
deux ans qu’on travaille avec cette boîte et personne n’avait
soupçonné quoi que ce soit ! Vous avez lu les journaux ce
matin ?
– Non… enfin, si…
– Vous avez vu ce qui est arrivé aux concurrents qui
travaillent avec cette entreprise ?
Et voilà.
Voilà comment elle obtint sa titularisation et devint, deux plus tard, directrice
adjointe d’un service de renseignement et de prévention des
risques interne nouvellement créé au sein du groupe, et qui
fut son tremplin vers les services secrets.
Enfin... si on peut appeler ça comme ça...