La non révolution a eu lieu
Si mes souvenirs sont bons, une étude de l'Ifopnet, l'organisme privé qui a remplacé l'Insee lors de sa privatisation en 2017, avait daté à 2025 le seuil des 50 % de salariés externalisés en France. C'est à cette époque que l'on estime que la majorité des entreprises ne possédait déjà plus qu'un salarié en moyenne. Du coup, dès la fin des années 2010, l'Europe avait connu un effondrement prodigieux du marché de l'immobilier de bureau ! Une vraie catastrophe qui avait relégué la crise des années 1920 ou celle de 2008 au rang d'épiphénomène économique.
On en avait pourtant bâti des millions de mètres carrés et des gratte-ciels... Souvenons-nous du projet fou de Grand-Paris qui avait vu tout l'estuaire de la Seine se couvrir de bureaux, de Neuilly jusqu'au Havre. A l'évidence, l'expérience malheureuse de l'Espagne, de l'Islande ou de l'Irlande dans les années 2008-2010 n'avait pas suffi. Une fuite en avant, à croire. La France s'y était mise à son tour, frénétiquement. Les choses avaient commencé dès 2011 avec la flambée immobilière du marché parisien intra-muros. Une prise d'assaut, un hold-up dû à l'investissement massif des couches les plus aisées qui avaient touché des fortunes du Fisc au nom d'une absurde histoire de bouclier (pour la première fois, la classe supérieure n'avait pas été sollicitée pour redresser le pays comme c'était d'ordinaire l'usage après une grave crise économique).
Des dizaines de milliers de contribuables fortunés ne sachant que faire de cette manne supplémentaire s'étaient tournés vers la pierre. Echaudés par la volatilité des marchés financiers et par les difficultés de l'immobilier traditionnel ou de province (cf le fiasco des achats sur plan dans les villes moyennes), ils s'étaient tournés vers les hyper-centres des capitales européennes. Un effet d'aubaine, purement spéculatif, afin d'anticiper l'arrivée massive des investisseurs chinois, saoudiens ou émirati... Des fortunes colossales s'étaient bâties sur le dos des Parisiens, boutés hors du périph, en quelques années, un peu à l'image des fortunes de la 2e Révolution industrielle bâties dans les années 1850-1870...
En 2030, on estime que plus de la moitié des immeubles hausmanniens était passée sous pavillon (un terme à l'origine utilisé par les armateurs mais désormais associé à l'immobilier de grande échelle) asiatique. Bien évidemment, on avait observé le même phénomène à Madrid, Rome, Londres ou Vienne...
On ne s'était donc pas contenté de détruire des dizaines de millions d'emplois. Après les délocalisations d'usines, processus à peu près achevé en 2025, les investisseurs avaient fait main basse sur le logement. Le bâtiment s'était à son tour effondré, les armateurs de l'immobilier s'étant entourés de main d'oeuvre étrangère pour réaliser leurs projets démesurés, à l'instar de ce qui se faisait dans les pays du Golfe persique depuis longtemps déjà.
Dans un premier temps, les gens s'étaient tournés bon gré mal gré vers l'auto-entreprise et le freelance. La majorité des petites entreprises, notamment dans l'artisanat, avait fini par péricliter. Une étude de Bercy 3 était arrivée à la conclusion que le remboursement des frais kilométriques était devenu la première source de revenu des chefs d'entreprise. C'était encore ce qu'il y avait de plus intéressant car peu chargé fiscalement. Bon nombre d'entrepreneurs gonflaient leurs frais kilométriques. Mais le plus souvent, ils spéculaient sur l'achat de kilométrages par package. Ils achetaient des km en pariant sur une hausse des matières premières et revendaient le surplus non consommé à la fin de l'année. Un système mis au point au Royaume-Uni en 2013 (un peu à l'image de la spéculation agricole) puis généralisé aux Etats-Unis et dans le reste de l'OCDE.
Ahhh, quelle époque. Ce qui est le plus surprenant, quand on y repense, c'est que c'est comme ça que le modèle capitaliste s'est effondré. En chassant la quasi totalité des ménages du circuit économique, les investisseurs et les multinationales ont tout bêtement scié la branche sur laquelle ils étaient assis.
Ils avaient pourtant parié sur une révolution des peuples occidentaux ! Les banques avaient elles-mêmes échaffaudé maints stratagèmes afin de profiter de cette révolution promise. Certains plans diaboliques prévoyaient même, dans leur folie cynique, une saisie quasi générale du patrimoine des ménages. Une sorte de privatisation bancaire totale. Du communisme à l'envers, les établissements financiers privatisant et remplaçant jusqu'aux Etats.
Après la démocratie, la bancocratie. Vers les années 2010, un patron de banque (véridique) avait même imaginé transformer les agences bancaires en sorte d'agences de coaching pour influencer voire manipuler les gens (qu'ils s'imaginent toujours plus cons qu'ils ne sont - un peu comme les médias), leur dire quel métier faire, quelles études trouver à leurs enfants, les orienter vers des psys avant qu'ils ne pêtent un câble et deviennent insolvables...
Non, le doux rêve des financiers avait échoué. Sans révolution. Les masses ex-laborieuses avaient simplement fini par préférer prendre le bonheur où il est, renouer avec l'entraide, le groupement d'artistes ou d'artisans, l'autoconstruction, la fabrication de leurs propres meubles ou le retour à la terre...
Et ils y avaient pris goût, en plus, les cons.