Daïk, chapitre 25
L DESCEND LA COLLINE QUI REJOINT L’ESTUAIRE en traînant
derrière lui une gaine préfilée de 2.5 mm² comme une laisse.
En bas, une aire de jeux s'ouvre à lui. Et là, stupeur :
une femme toute de cuir vêtue se suspend lascivement à la
balançoire. En guise d'anneaux, deux paires de menottes. Elle le regarde
avec un air détaché, comme si tout cela était parfaitement normal.
A droite de la balançoire, deux équipes mixtes de volley-ball s'affrontent. Après
chaque point, elles improvisent des danses solos endiablées.
Du volley rythmique, en somme.
Soit.
Pourquoi pas...
Il poursuit son itinéraire chez les dingues. Un peu plus loin, s'ouvre un autre
terrain de volley. Un semi-terrain, en fait. A hauteur du filet, un podium,
duquel un type lance des balles aux joueurs, de toutes ses forces.
Il se glisse parmi les joueurs, qui réceptionnent les balles
avec une aisance déconcertante. Soudain, un tir canon fonce droit sur lui !
Il réceptionne la balle, mais sitôt renvoyée, elle part à quatre-vingt dix
degrés sur sa gauche, direct sur le visage d'un petit blond, furieux, qui l'invective aussitôt !
Joss se réveille brusquement, en ce samedi matin.
Encore un rêve complètement con.
Non : une résurrection !
Et merde, Joss n’est pas mort !
La radio le rappelle à son enfer sur terre : la maison, le chantier à finir,
son gosse entre la vie et la mort, sa femme qui menace de s’embourgeoiser
(sa grande angoisse existentielle) en s’éloignant des fondamentaux
qui présidaient à l’orée de sa vie adulte : l’engagement, la passion, l’amour,
toutes ces valeurs positives, tu n’oublies pas, hein, ma chérie ? Et lui, Joss,
qui menace d’abdiquer, un comble ! Il ne parvenait plus à sortir la tête
de l’eau dans son piège à ragondin : auto-construction, sarco-radiation,
éco-survie, radinerie post-crise à tous les étages pour cause de non-reprise
économique (scénario dit en W ou pire : en L______). Eco-phalogramme
plat. Et retraite inexistante en subissant les persiflages récurrents des Glorieux,
pas tous, non, mais de ceux qui ne touchent que XXXX euros de pension,
il en aura peut-être XXX (et on s’en fout) ! Et son Engliche de voisin qui lui
rappelle tous les jours à sa dure condition de continental-élu-pigeon-de-l’année :
ce type n’a pas plus de boulot que lui, mais vit mieux parce qu’il a joué
les parités livre-sterling/euro pour venir s’installer sous sa crotte de nez !
Il roule (toujours, mais cela dit pour combien de temps ?) en cross-over Honda
haut de gamme sous ses fenêtres et sa femme le nargue avec ses seins
du nord de l’Angleterre qui sont incomparablement plus volumineux
que ceux de la côte sud ! Bordel de merde ! Il ne manquait plus que des
mauvaises nouvelles à la radio, ô comble du mauvais goût ! Qui a eu cette idée
infâme ? Qui en veut systématiquement à sa sérénité et préfère le ramener
au cirque sans fin des emmerdes matérialistes alors qu’il se faisait à l’idée
de couler une mort heureuse en Anaon, le Royaume des morts, où la culture
des Vieux Pères n’est pas plus à l’agonie que celle des autres. Joss le néo-poujadiste
(il s’en défend, mais il sait que c’est l’impression qu’il doit donner, oh que oui !)
ouvre les yeux et s’attend à tomber sur un Jacobin coupeur de tête : « Ha, ha, ha ! »
Non, c’est plutôt un chroniqueur expert es mondialisation qui a dû virer sa cuti
après avoir bouffé son bulletin de vote pro-Maastricht et qui a, dans ses poches,
plein de pièces de deux euros avec des aigles vengeurs dessus.
Et voici le coup de grâce à la radio :
-Etonnant revirement mondial en quelques mois. Et que dire de la surchauffe
pour cause de pénurie de matières premières, qui laisse place à un choc
déflationniste ? L'explosion des bulles financières et immobilières a cassé cette frénésie artificielle sur fond de pénurie de pétrole à moyen terme. En réalité, ne s'achemine-t-on pas vers une crise de surproduction généralisée ? Le développement exponentiel de l'outil de production chinois va plus vite que la musique. Quid de celui des autres pays en transition économique, comme le Brésil et sa population bientôt comparable à celle des Etats-Unis ? Quid demain de l'Indonésie ? De l'Inde ? En l'espace de quelques années, quelques c'est l'équivalent de plusieurs Etats-Unis, de plusieurs Europe, qui viennent de rejoindre le bal du grand marché mondial. La montée en puissance de ces nouveaux producteurs de biens de consommation courante va bien au-delà du rythme de croissance de leur classe moyenne en mesure de consommer. Elle repose avant tout sur les délocalisations dont ces pays bénéficient à plein. Simple transfert de production ? Oui et non. D'une part, ce transfert s'accompagne d'une baisse du niveau de vie des pays industrialisés, où les destructions/précarisation d'emplois vont bon train générant un ralentissement de la demande. D'autre part, ce déplacement de production se fait en décalage dans le temps. Surtout, il se traduit par une baisse de gamme. Les coûts salariaux moindres permettent de produire moins cher et en plus grande quantité !
Joss signe le pire réveil de sa vie. Et là, le visage de sa femme apparaît !
Koupaïa est fière de sa dernière trouvaille : elle lui dit qu’elle a dégotté
un poste de radio avec clé USB pour qu’il ne s’ennuie pas dans sa chambre
d’hôpital. Joss pense combien-a-coûté-ce-colporteur-de-mauvaises-nouvelles -
alors que ça coûte que dalle grâce aux Chinois - et aurait préféré une oraison
funèbre en mode mineur par un quelconque compositeur de musique classique
bipolaire genre Frantz Schubert mort à trente-et-un ans ou Robert Schumann,
hypocondriaque dépressif. Non, Seigneur, Koupaïa seulement.
Eteins ce poste tout de suite !
Oh que oui, Joss est toujours bien vivant.
-Où est Nathan ?
Gueule d’enterrement. Les cheveux de Koupaïa sont gras, ce n’est pas bon signe.
-Ecoute… Il… il est stable…
-Stable ?! Notre fils est stable ? Ca veut dire quoi, tu reprends le jargon des toubibs
à ton compte ? Ou des profs ? Tu veux dire qu’il a la moyenne ? Ses notes sont stables ?
Ou stable comme « écurie », en anglais ? Il est à l’écurie ? Accouche, s’il te plaît !
Koupaïa ne s’attendait pas à un tel réveil…
A croire que le divorce est au bout de la perfusion !
-Et puis, reprend Joss, décidément très excité, c’est quoi ce poste ? Tu ne peux pas savoir
comme c’est horrible de se réveiller dans ce pays décadent avec les voix de ces putains
de chroniqueurs désespérants comme la mort ! Tout est DÉJÀ passé à la moulinette
dans ma vie, qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? (Il ose dire ça alors qu’il est propriétaire,
attends, propriétaire d’une belle longère !). M’annoncer que je n’ai plus qu’à me tirer
une balle dans le crâne ? Tu parles qu’ils vivent bien, ces types, je suis sûr
qu’ils roulent des mécaniques en sortant du bureau sur leur boulevard parisien
en humant la bonne odeur de pollution, l’égo remonté comme un pendule parce
qu’ils se la touchent pas mal à la radio même si ça ne s’entend pas !
Joss croit tirer sur le câble d’alimentation du poste, il tire sur sa perf’…
« Bip bip bip ! »