Hôtel Ukrainia, extrait #1
Un bling retentit, un bling de micro-ondes.
Ascenseur.
– Où va-t-on ? demande Martin, ramené à la réalité.
– À ton avis ?
– On rentre ?
Il soupire grassement :
– Oui, c’est ça l’idée.
– Où ça ?
Ducon, le sous-sol. Direction le parking souterrain. Eh
bien, vous savez quoi ? Il est incapable de localiser leur
centre d’action sociale, aucune espèce d’idée ! Le Cas, centre
antisuicide… Seigneur, quel nom !
– Et Marika ?
– Elle essuie tes conneries.
Et elle n’est pas fière de contempler l’étendue des dégâts.
Une sorte de gaz moutarde partout. Équipée d’un masque la
rendant notoirement anonyme, elle inspecte la kitchenette,
remet les éléments en place. La trappe au plafond ? À
refermer avec la gaule dans le placard. Elle se dirige droit
vers le placard, ouvre la porte, et là… surprise ! La gaule s’appelle
Pavel ! Droit comme un i, le ténébreux la contemple,
debout, jambes croisées, une main appuyée contre le
mélaminé. Marika pousse un cri :
– Mais vous êtes malade ! Vous m’avez fait une peur bleue !
– Vous aussi, je vous signale. »
Pavel se gausse comme un gosse, sort du placard,
se plie en deux :
« Marika… excusez-moi, c’était plus fort que moi… Je
voulais tester votre réaction, je suis désolé… Ça ne fait pas
du tout partie du protocole, nous ne vous en tiendrons pas
rigueur, je vous rassure, hein. Je crois que c’était aussi drôle
qu’effrayant ! Ouffff, on n’a pas l’occasion de rigoler tous
les jours non plus, vous ne croyez pas ? »
Quel humour…
Humour revenant à se poser la question trépidante
suivante : quand Pavel avait-il rigolé la dernière fois ? Marika
soutient son regard. Le slave, saillant comme le professeur le
plus squelettique que l’espace russophone ait porté (son pire
professeur de gymnastique qui lui inculquait l’art d’oublier
qu’elle appartenait au règne des vertébrés), lui restitue un
sourire sans appel : un sourire de sale type qui s’est trompé
de cursus. Pavel n’est pas un sale type, Pavel est en souffrance.
Il apprend la torture à la mode occidentale, ce qui le change
de ses antiques caciques soviétiques. Pavel n’est plus au pays
des Soviets, il n’est plus un Tatare de la torture, Pavel est
désormais un vicieux éduqué et stylisé : le capitalisme a
son vernis, son charme ; il se plie de bonne grâce à cette
profondeur de champ aussi infinie que fertile que l’on
appelle le bon droit et qui vous donne cet air juste, cet air
noble. On lui inculque un nouvel héritage fait de liberté et de
résistance à l’oppresseur. Il ne sait pas ce qu’il doit en
penser au fond de lui. Il sent que Marika se pose les mêmes
questions. Ils sont tous les deux comme des Ukrainiens qui
basculent, transitent, se mettent à nus comme des Femen,
se divisent, subissent, mais l’Oural n’est jamais loin dans
leur coeur. Ils refusent de se dire qu’ils pourraient peut-être
se tromper de combat. Ils sont humains et c’est bien le
problème. Ils ne sont pas assez binaires. Or, la technologie est
en train de faire des Occidentaux, des esprits plus binaires
qu’ils ne veulent bien l’admettre.
Ils sont en train de creuser leur tombe avec ça.
Ils donnent raison à leurs ennemis.
La technologie déshumanise le camp du Droit.
Il est temps de se ressaisir… De rappeler qui est le patron
du monde libre. Certainement pas la technologie. Cela ne
devrait pas ! La technologie culmine quand une civilisation
bascule. Laisser la technologie prendre le pouvoir revient à
rendre les armes de l’esprit, du compromis, de l’empathie,
de la solidarité, de l’humour, aussi. Et de l’amour, surtout.
La technologie n’a pas d’âme. La technologie fait le lit du
terrorisme, pis, l’alimente. Elle est le nouveau poison
de l’humanité. Les guerres du XXe siècle auraient-elles
existé sans le saut technologique ? Tout cela n’est pas qu’une
affaire de dominos, de traités, d’attentat de Sarajevo. La
guerre moderne est rendue possible par le bond en avant des
technologies. Quand la technologie rencontre une idéologie,
pchiiiiiiit…
DO NOT CROSS.