Chapitre IV
Un corps sur les bras, Martin n’a d’autre choix que
d’attendre la relève pour se libérer du piège. Il a le
temps de méditer sur l’opportunité de casser la figure du
ponte du Centre anti-suicide à l’origine du stratagème, même
s’il doute qu’il soit assez stupide pour venir présenter sa bobine.
Pas manqué. C'est une équipe de secours qui arrive finalement :
un clic d’arme automatique libère Martin par la grande
porte, sans qu'il n'ait pu trouver la dérobée... Martin tente d'en savoir plus :
« On vous expliquera plus tard ! »
Piètre esprit d’équipe ! Ses compagnons secouristes sonnent
aussi faux que leur serment d’Hypocras ! Équipe médicale mixte
en l’occurrence, un couple mal assorti avec beaucoup d’écart d’âge :
« Ouais. Une bombe slave avec un vieux vicelard !, songe Martin. La bave doit
lui coller à la barbe, celui-là ! Sa jeune collègue, elle, par contre,
est furieusement spumescente... »
Martin contemple ses mains, de grosses mains avec du
sang sur les doigts. Lui qui croyait avoir tout nettoyé ! Cette
séance de ménage est comme sa vie, un ménage pas assez fin
laissant les aspérités polluer tout ce qu’il entreprend.
« Ils vous instrumentalisent, vous aussi ? Attention, c’est un traquenard ! »,
lance-t-il à la jeune femme, profitant d’un face à face éphémère
tandis que le vieux se tourne vers le corps inanimé.
Pfff... Ils vous instrumentalisent vous aussi… Bravo Martin,
superbe entrée en matière !
Il regrette déjà ses propos. Il aurait mieux fait de clamer :
« Enchanté, chère collègue, ravi de faire votre connaissance ! ».
Mais non. La fille a droit à un plan séduction digne des pires
années du monde...
Fut un temps, on récitait de la poésie amoureuse sur un
champ de mine. À quoi s’adonnaient les Poilus transis, dans les
tranchées ? À écrire des lettres d’amour et des poèmes. Mais
aujourd’hui, la violence crasse est partout et nulle part. Les
esprits chagrins n’ont guère plus de raison de mourir mais ils
critiquent, mangent avec les doigts, se masturbent derrière leurs
écrans qui en voient des vertes et des pas mûres, s’abrutissent,
zonent, errent, glandent, procrastinent, tartinent, dévorent,
avalent, se blindent, boursicotent, tuent le temps, gobent
les mouches, plient les cheveux en quatre, achètent à prix
coûtant, twittent, facebouquinent, compilent, et quand
il leur reste encore un peu de temps, avalent des livres de
psychologie pour leur expliquer comment lâcher prise…
Lâcher prise ? aaaarrrrrgggghhh ! Vous voyez ce que je veux
dire ? Un bon compteur à zéro et les lettres d’amour pleuvront
à nouveau comme des madeleines sur des ruines peuplées
d’écrans gras et cariés, de cadavres numériques qui ont englouti
comme des trous noirs la moelle de millions de vie pendant une
génération entière, et pendant ce temps, des types
s’embringuent en Syrie pour apprendre à mourir parce
qu’ils ont tellement perdu leur humanité qu’ils ne voient plus
comment la reconquérir sinon par la confrontation au néant
comme source d’inspiration du bonheur…
Ah, le bonheur... Transformé en camp retranché masochiste !
Et le pire, avec un peu de chance, c’est qu'il
maudit cette société, il la maudit alors qu'il n'a rien
fait pour la changer de l’intérieur, parce que ça commence
toujours comme ça. Par l’intérieur. Il a pris la première
tangente et il va même croire revivre ce que ses ancêtres ont
vécu, comme s'il avait kiffé leurs récits glauques des deux guerres.
Eh bien, au Cas, c’était visiblement pareil. Ils ont dû kiffer
l’Afghanistan, la Tchétchénie, tous les bourbiers de la terre
qui n’étaient pas chasse gardée américaine, pour le coup.
Au Cas, il n’y avait pas d’Américains, pas que Martin
sache, en revanche, il y avait beaucoup d’Ukrainiens, ce qui
en soit l’avait rassuré sur les motivations démocratiques
du réseau. Il semblait bien que le commanditaire privé n’avait
pas de connexions avec les mouvements prorusses ou
islamistes. Il avait accepté le job, bien rétribué, mais sans n’avoir jamais
reçu la preuve formelle qu’aucun lien ne les unissait à des mouvances
anti-occidentales... Du reste, comme n’importe quel salarié du
privé qui bosse pour une multinationale car ces employeurs
ne délivrent jamais de certificat de bonne conduite
ou de moralité.
C’est toujours à vous de montrer patte blanche.