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B u h e z  U r  V a l a f e n n
26 juillet 2017

Daïk, chapitre 4 / Ran niver unnek

UNNEK – 11–

  

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre onze.

 

LE DRUIDE.

— Onze guerriers armés, venant de Vannes avec leurs épées brisées ;

Et leurs robes ensanglantées ; et des béquilles de coudrier ; de trois cents il ne reste qu'eux onze.

 

 

lettre typo celtique D

AÏK EST ALLONGÉ AU-DESSUS DU LIT

ET LÉVITE MOLLEMENT SOUS

LA COUPOLE. Du coin de l’œil,

il épie les alignements d’artefacts

posés sur plusieurs dizaines de plateaux

translucides empilés jusqu’au

firmament de verre. 

A chaque RT II-versaire, tout enfant

se voit attribuer dix artefacts

d’un monde vivant. Lui en possède 

déjà près d’une centaine, dont cette fameuse planète Terre située

dans la Voie lactée, en univers IV. Il se plaît à les observer en temps réel,

en accéléré, au ralenti, zoome parfois à la surface ou même jusqu’au

noyau afin d’en étudier la composition chimique. Par exemple,

il peut dire qu’à l’époque des deux mille cinquante trois explosions

nucléaires artificielles, la Terre possédait un noyau solide,

composé de fer à quatre-vingt pourcent et de nickel enrobé,

comme un bonbon inversé par une sorte de pâte fondante et liquide.

A l’intérieur du noyau solide, se trouve un autre noyau semblable

à une graine d’amande, lui-même entouré d’une enveloppe.

A cet instant, l’idée d’une expérience scientifique traverse l’esprit

de Daïk. Les êtres vivants sur cette planète n’ont-ils pas essayé

d’appliquer bêtement la méthode sismique dans une forme archaïque

consistant à créer des ondes de choc au travers du noyau afin

d’en détecter les déformations ? Cette technique ancestrale

permet de déterminer les caractéristiques du noyau, ce qui est

un élément central de la compréhension des civilisations. Toutes les espèces

vivantes avancées connues à ce jour sont passés par cette phase

d’appropriation de leur propre univers avant d’explorer l’espace.

L’étude du champ magnétique est d’autant plus déterminante dans

le cas de la Terre qu’il est créé par les courants électriques qui parcourent

le noyau externe en fusion, lequel circule lui-même autour du noyau

en fer. C’est ce mouvement de rotation qui crée un puissant effet

dynamo. Mais Daïk s’interroge. Il existe tant d’autres moyens de détecter

les déformations d’ondes de choc sismique au travers d’un noyau,

des méthodes a fortiori indolores pour des espèces vivant à la surface !

Ces êtres sont-ils aussi stupides que ce que semblent sous-entendre

ses parents ? On apprend aux enfants dès leur plus jeune âge

à décoder les principes élémentaires de la cosmologie. On rabâche sans cesse

qu’il est impossible de réussir dans la vie sans avoir développé

un sens aigu de l’observation astronomique et astrophysique.

Et voilà que Daïk se sent tiraillé pour la première fois de sa vie :

l’artefact de la planète Terre, rangé sur ses étagères entre ses voisines

bleues et rouges, à environ trois T.A. cinquante au-dessus

de sa tête, est sous embargo, comme s’il s’agissait d’une relique des antiques

cartomanciens.

Cette planète est reléguée au rayon des subversives sciences occultes

primitives : à l’âge proto-atomique, les peuplades y jouent

avec le feu et pratiquent sans le savoir la pire des magies noires...

Et puis, pourquoi ces tirs #2 et #3 sur des êtres humains ? Les peuples

de cet archipel situé près du vaste océan principal l’auraient-ils trouvé

ou tenté de le détruire ? D’autres peuples se seraient-ils élevés

contre et ils les auraient punis ? Mais la punition est une survivance

de tels comportements archaïques, il le sait trop bien ! Ses parents

viennent de le punir, croyant l’empêcher d’aller observer cette planète

qui reste néanmoins à sa portée (le mental d’un enfant est supposé

être assez puissant pour résister à la tentation à partir

d’une demi-douzaine de RT-II d’existence). Seigneur, il en a près de dix !

Mais Daïk avoue avoir très envie de s’emparer de nouveau du bocal.

C’est la première fois que cela lui arrive. La Tentation est aussi

archaïque que le châtiment, cela aussi fait partie des marqueurs ancestraux.

Les contes sont peuplés de barbarismes de la sorte : les êtres les moins

évolués de tous les univers sont ceux qui détruisent, cèdent à la tentation,

déjouent les principes éducatifs et moraux, se révoltent. Voilà

ce qu’on lui a toujours inculqué. Alors quoi ? Les intentions des déclencheurs

d’explosions atomiques relèveraient de la sorcellerie et Daïk serait tombé

par hasard sur la représentation physique la plus aboutie du mal

dans tout ce qu’il a pu voir : ce qui n’est jamais arrivé nulle part ailleurs

à sa connaissance ! Cette série apocalyptique semble s’être arrêtée net,

et c’est heureux, mais que de dégâts causés, aux conséquences climatiques

insoupçonnées…

Daïk comprend mieux cette omerta qui règne sur cette planète et la gêne

immense qui s’est emparée de ses parents quand il a parlé de cette série

d’événements désastreux, cataclysmiques. Daïk est peut-être à ce jour

le seul être à avoir touché du doigt l’expression du mal.

Il tient la preuve formelle que le mal n’est pas qu’une légende, un repoussoir.

Le mal a existé.

Les récits des anciens sont fondés.

L’extradolescent redoute d’autres malheurs à la surface de cette planète

maléfique. Il observe l’espace infini derrière sa coupole translucide. Daïk

se sent vaciller… Il se sent attiré, happé. Parce qu’il a fondamentalement

envie d’aller voir ce qu’il ne devrait pas. S’il fait ça, il sait que rien ne l’empêche

d’aller observer l’origine du monde depuis un autre point de la galaxie

selon le vieux principe suivant : plus l’œil du télescope porte loin, plus

il regarde une image animée du passé comme si l’observateur

se jouait du temps que la lumière met à parcourir l’espace.

S’il le veut, Daïk peut très bien remonter au monde des prophètes

de sa propre civilisation, mais à une seule condition : la quitter.

Changer d’univers en traversant un trou noir.

 

                                                      *

 

-ENCORE UN MODÈLE DU GENRE !

-Sacrée tempête ! Tu vois, il était grand temps de s’occuper du solin.

-Oui, chérie, tu avais raison...

-Allez, fiston, rentre vite ! Ta petite sœur a fini sa sieste.

Nathan referme la porte fermière en évitant, cette fois,

de se coincer les doigts entre le battant et le dormant.

-Je crois qu’il n’a toujours pas compris comment ça marche. La poignée

du haut sert exclusivement à ouvrir la fermière. Tu l’oublies, parce que

non seulement tu ne refermes pas la porte d’entrée mais tu ouvres

tout grand la fenêtre fermière et je te signale que ça fait des courants

d’air et que je n’ai pas envie que ta sœur entre d’aussi bon pied

dans l’infernale saison des rhumes et des virus ! Compris fiston ?

-Oui, papâââ.

-Ya, tadig, dit Koupaïa.

Le couple tente l’expérience des classes bilingues français-breton

avec un certain zèle, au désespoir des grands parents qui se demandent

quelle mouche les a piqués alors qu’il n’a même pas grandi ici. Joss

a beau leur expliquer que tous les lieux-dits sont bretons ici et qu’il aime

savoir qu’il va se promener au Coin du champ ou au Bois de la roche ou

bien encore dans le hameau-qui-inonde, en référence à Pen er prad,

Koad ar roc’h ou à la ville d’Is, toutes ces sortes de choses d’apparence

inutile mais poétiques, ils le regardent avec des yeux ronds,

de ces yeux qui scannent vos relevés bancaires à distance sur le mode :

-C’est pas votre breton qui va nourrir votre famille, fils...

-Papy, mamie, j’y crois, c’est important, OK ? Je n’ai pas envie

que mes enfants se réveillent un beau jour dans un monde

d’extraterrestres acculturés qui ne reconnaissent même plus le monde,

tiens, qui baragouinent CSS, HTML, SEO et anglicismes à tout bout de champs.

-Ca serait plus utile et rudement pratique pour converser avec tes voisins anglais, dit son père.

-Eh, papa. C’est à lui d’apprendre le français... et le breton s’ils le veulent !

-Et tes enfants plus tard, ils feront quoi ? Ils vendront du chouchenn au coin du bois ?

-Ils feront ce qu’ils voudront, mais au moins ils sauront où ils habitent...

Ils sauront faire des ponts entre les langues. Les enfants seront

aussi à l’aise en anglais qu’en breton ou en arménien s’ils le veulent.

-Eh bien en attendant, ton fils ne comprend pas grand-chose à l’anglais

je trouve, répond la grand-mère. Moi, de toute façon, je ne vous comprends plus...

-Parce que vos parents vous comprenaient quand vous décidiez

de partir vous entasser en banlieue parisienne en délaissant tout ce patrimoine

là, même qu’il n’y a plus de boulot et que si vous aviez poursuivi

l’œuvre familiale, toute la famille aurait un fantastique outil de travail ?

-Ah elle est pas mal celle là ! Parce que tu serais prêt à retourner à la ferme ?, s’offusque

son père.

Et pourquoi pas, songe Joss. 

Et voilà, en substance, l’échange type. Enfin, disons plutôt l’échange

type d’avant la période « refroidissement des relations diplomatiques »,

comme du temps de la guerre froide. Puis a suivi l’entente cordiale. Et désormais,

ils filent tranquillement vers la Glasnost. Non le dégel : il confond glasnost

et permafrost ! La glasnost, c’est la transparence… Et ils n’en sont pas là,

heureusement. Avoir l’impression que ses parents scannent en permanence

l’état de vos finances juste pour insinuer qu’on ne sait pas y faire suffit...

Joss redoute qu’en vieillissant il rentre à son tour dans le rang

et abandonne ses principes en concédant qu’ils reposaient avant

tout sur un besoin de se différencier. Comme si la quête d’indépendance

était impossible sans ce processus un peu rustre. Heureux les héritiers

qui embrassent la cause de leurs aïeuls, Joss a la faiblesse de croire

qu’il se comporte ainsi parce que ses parents eux-mêmes se sont

inscrits en faux devant leurs propres parents. Au bout du compte, il se dit

parfois qu’il vit un peu comme ses grands-parents comme s’il avait

opéré un fantastique lob au-dessus de leurs têtes.

Hélas, il doit désormais corriger le tir pour ne pas sortir du terrain : « Faute ! »

Peut-être qu’un jour, ses propres enfants lui reprocheront ce bilinguisme

précoce et qu’ils penseront comme ses parents :

« Papa, c’est quoi ce relevé de banque ? »

Il répondra alors entre ses dents :

-C’est un relevé de banque d’un type qui est né avec la crise,

a grandi avec la crise et t’élève avec la crise, fils. Que les Dieux économiques

te préservent !

Ses enfants appendront les cycles de Kondratiev et sauront

qu’ils durent entre cinquante et soixante ans et donc qu’il y a

tout lieu de croire que, sa vie entière, Joss passera pour un type

qui n’arrive pas à tenir son budget aux yeux des générations ascendantes

comme descendantes ! Ainsi va la vie, ainsi va l’ordre du monde... Le sien s’appelle récession,

obstruction. Le leur s’appellera peut-être, il le leur souhaite, espoir, audace, voire

conquête spatiale, qui sait, comme aux grandes heures des Trente glorieuses...

                                                                     *

Fin de la conversation. Le baromètre plonge tout à coup. L’aiguille fonce

droit vers les limbes, sous la ligne des neuf cent soixante quinze hectopascals :

-J’espère que les Anglais ont ramassé les cannettes de bières qu’ils laissent traîner

dans leur jardin, ça va voler !

Joss les a surpris un jour, l’été dernier, fort embarrassés (mais moins

que lui finalement). Il était allé les voir pour emprunter un sécateur électrique.

Il les avait vus à l’œuvre et c’était tout de même rudement plus pratique...

Las, il avait découvert leur jardinet de derrière jonché de cadavres à l’heure

du barbecue, alors qu’ils se tenaient (leurs voisins, pas les cadavres)

en compagnie d’un couple d’amis, des Irlandais. Disons plutôt un couple d’amis

avec plus de 2,1 enfants par femme. Trois, quoi. Les parents, un grand brun

baraqué et une petite rousse, lui avaient expliqué que c’était une pratique

assez répandue en Irlande que de balancer les canettes autour de soi

le temps que dure toute la divine beuverie. La leur devait durer depuis plusieurs jours.

Koupaïa sourit, approuve. Elle aussi avait trouvé le rite assez curieux.

Ils ne s’attendaient pas à être démasqués de la sorte en pleine déviance barbare.

-Tu sais qu’ils trouvent qu’on leur ressemble en plus sobre ?, dit Joss à sa femme.

Nathan vient se poster près de la fenêtre et contemple ses constructions

menacées par les premiers soubresauts du temps. Joss, lui, pense plutôt

à son solin et jette un œil à cet ogre de cheminée qui engloutit six à dix

buches par jour, loin des ratios imposés par les nouveaux diktats qui vont

transformer le patrimoine breton en nouveau cimetière si l’on écoute

encore et toujours ce qui a été décrété dans des bureaux parisiens. Fuyez

les lotissements, je vous en supplie, fuyez les lotissements ! Et kaoc’h

[m... en breton] d’ar bilan énergétique ! Même les Irlandais ne sont pas

fous et ne viennent pas sous leurs latitudes à cette saison. Robert

Smith lui a confié l’autre jour qu’il a une guerre de retard parce que

ses compatriotes trouvent que l’hexagone ne vaut plus le coup :

-Tu radotes, Robert. Tu sais ce que je crois ? Tu rêves de t’expatrier à nouveau, toi aussi !

-Moi ? God heaven, pour rien au monde ! Je ne bouge plus.

-Allons… Le soleil, les palmiers, les filles en bikini..., renchérit Koupaïa.

-Chérie, tu veux juste jouer avec mes nerfs et me tenter toi aussi ?

-Hmmm, ce n’est pas ta Bretonne qui va sortir son deux-pièces à cette saison, c’est sûr.

-Sous les yeux de nos voisins, en plus.

Après avoir pris congé de leurs amis insulaires, leur conversation se poursuivit à huis-clos :

-De toute façon, soleil ou pas soleil, je n’ai plus une minute de répit dans ma vie…

-Oh, pauvre amour !

-Quoi, je n’ai pas raison ?

-Arrête, cette fois, c’est toi qui va jouer avec mes nerfs. Tu les as voulus comme moi, nos petits

anges, hein ?

-Ca frise le double tutorat à plein temps. On a plus le temps de rien faire et ça nous coûte

les deux bras !

-C’est le syndrome des hommes : jamais assez de sexe, toujours trop de taxes !

-Bon ben sur ce, je vais faire un tour…

-C’est ça. Euh... par ce temps ?

-T’inquiète. ‘Vais juste vérifier l’état du solin.

Une violente bourrasque vient s’opposer à la tentative d’évasion paternelle.

Force onze à douze, pressions en chute libre. Koupaïa s’inquiète, et

elle a raison. Mais ce n’est qu’une tempête comme ils en subissent

tant d’autres et le premier test grandeur nature avant le passage

en force de l’homme au bonnet et au teint aviné qui se prend pour

Dieu une fois par an et pour un parfait loser alcoolisé le restant

de l’année. Joss se ramasse une violente volée de pluie dans la figure,

hasarde quelques pas chancelants, rase le mur de la longère,

constate que la descente de gouttière nantaise vibre dangereusement

mais semble tenir bon. Arrivé au pied du pignon, il se décide

à prendre du recul sinon comment voir quoi que ce soit ? Il  mesure

l’incongruité de cette sortie inutile : il n’y a aucun moyen d’apprécier

à l’œil nu l’étanchéité de l’ouvrage, c’est à l’intérieur que tout se joue !

La perspective d’une joute aussi verbale qu’inutile avec madame a été

le prétexte à cette séance rafraichissante parce qu’il aime sentir

le vent et la pluie qui lui fouettent le visage. Il aime cette sensation

de marcher à contre sens, de faire du surplace. Peut-être va-t-il s

e prendre la souche de cheminée dans la figure, il se pose la question !

D’ailleurs, c’est bien l’intérêt même d’écrire que de pouvoir poser

des questions qu’on aimerait bien que les autres nous posent :

-Mais Jossy, que deviens-tu ?

-Où es-tu, ma pomme ? Tu nous manques, tu sais.

-Oui, que fais-tu, nous nous languissons de le savoir !

Jossy alias me-unan, my self, aussi unique que les statistiques de ses articles.

Normal que celles-ci soient hautement confidentielles en ce moment, ‘faut dire.

Il ne se foule pas trop pour aller gonfler un peu les stats des autres…

C'est comme la croissance, les articles. Les sujets, il faut les chercher

avec les dents. Certes, il a bien un vieux stock qui lui assure un fond de

roulement (parce qu'il est comme ça - tout petit, il écrivait déjà des articles

sur ses playmos). Mais pas de quoi flamber. Bref. Donc question. Que fait-il,

hormis aller vérifier ses coups de truelle par très gros temps ? Et bien, il

vous informe que Joss va daigner répondre, las de tant de sollicitations :

Primo, Joss a la grippe (bon, ça, c'est pour justifier des dernières journées

d'absence sur son écran, c'est déjà ça de fait). Deuxio, il a réactualisé

sur Internet ses statistiques sur les produits intérieurs bruts par habitant

des régions de France. C'est hyper important, des statistiques sur les régions

de France qui sont redécoupées, en plus. Il aura fait tout ça pour rien,

mais ça lui est parfaitement égal. Tertio, Joss s’est acheté un ordinateur

tout neuf, et même qu'il faut le lancer entre deux et trois fois chaque matin

pour qu'il daigne ouvrir les yeux ! Il paraît qu'il a quatre cerveaux.

Sauf qu'en fait, ça fait quatre crétins à réveiller chaque matin :

-Eh oh, n° 1, debout, réveille-toi !

-Eh oh, n° 2, Houhou, debout feignasse !

-Hop hop, n° 3, on se réveille, j'aimerais bien lire mes mails, connard.

-Cher n° 4, aurais-tu l'aimable gentillesse d'ouvrir tes jolis yeux d'ordi encore

gorgés de sommeil ? Je sais qu'il est tôt (10 h 30), mais il serait peut-être

opportun de daigner sonner le tocsin auprès de tes amis W. Vista

et autre Bit defender. D'avance, merci.

C'est un peu comme les machines à laver. Avant, vous étiez tranquille pour

une génération. L'ordi précédent lui a tenu dix ans, Internet compris. Le nouveau,

censé être au moins deux cent cinquante fois plus puissant, a commencé

à faire son istribilh au bout de trois mois ! Joss a l’impression qu'il mène sa vie

d'ordi à lui tout seul. Il balance des alertes quand ça lui chante (c'est-à-dire

sans arrêt), refuse de s'éteindre le soir. « Et noooon, désolé. Je veux paaaaas. » 

Il repense alors aux multiples tentatives d'allumage du matin et il fulmine de nouveau.

C'est devenu comme un jeu entre eux deux.

Bref, Joss, c'est une friche industrielle à lui tout seul.En ce sens, Joss s’entend

assez bien avec son voisin britannique. En fait, ils sont un peu sur la même longue

d’onde du travail précaire et du télétravail. L’un comme l’autre ont l’illusion

de bosser, mais en fait, ils savent pertinemment au fond d’eux qu’ils

s’opposent au diktat ambiant par pur confort social : ils sont deux ours

de la pire espèce, l’un a grandi sur la rive nord de la Manche, l’autre

un peu plus loin sur la rive sud, mais ils ont l’un comme l’autre trouvé

dans cette verte campagne un cadre taillé sur mesure idéal pour

se faire oublier. Se faire oublier, c’est tout de même la meilleure invention

du paresseux social, non ?

Il a bien dit social, parce que Joss n’est pas un paresseux tout court.

L’auto-construction comme la pige ne sont en aucun cas des sinécures,

ajoutez à cela l’apprentissage d’une langue « étrangère », autre point

commun entre him (l’anglais qui apprend le français) et lui (le français

qui apprend le breton) et vous avez peut-être même de quoi choper

un nouveau burn-out, sauf que cette fois c’est sans véritable compensation

pécuniaire à la fin du mois. En fait, le drame de leur vie d’homme libre

consiste à ne pas vivre comme les autres et de ce fait à ne pas avoir ni

l’impression de gagner leur vie ni celle de marquer des points. Pourtant,

ils cheminent, apprennent un tas de choses, bidouillent quelques trucs

pour rentabiliser leurs vieilles pierres… mais ils se surprennent à penser

à l’argent aussi souvent que lorsqu’ils étaient d’horribles salariés

capitalistes vénaux, prêts à toutes les compromissions.

Oui, force est de reconnaître qu’ils se sentent gagnés par une sorte

de doute égotiste et nombriliste horrible. Une partie d’eux, tapie dans

l’ombre de leur cerveau de libertaire, leur intime même l’ordre

de se fabriquer de nouvelles chaînes pour faire comme tout le monde...

-Eh mais… c’est en contradiction totale avec nos préceptes de vie !

Je ne vais jamais faire ça ou alors je ne suis plus crédible, ni envers

mon entourage familial ni envers mon entourage… euh… quel entourage ?

Professionnel ? A part quelques chefs de rubrique que je ne fréquente que par

mails interposés, long processus insidieux de déshumanisation des relations matérialistes

et de dématérialisation des relations humaines... Seigneur tout puissant !

Joss est gagné par des envies de normalité ! Il voudrait que tout soit

comme avant et en même temps, il n’a aucune envie que son environnement

immédiat ne change, pour rien au monde. Il les aime bien, lui,

ses voisins, ses vieilles pierres, ses routes de campagne, ses bords de mer,

ses tempêtes, sa petite porte fermière, son ordi postmoderne qui ne décolle pas

du lit numérique les jours où il se pose des questions existentielles.

Après la métaphysique, la bétaphysique. C’est la même chose, mais avec

la bêtise artificielle...

 

Trempé comme un crouton à l’ail dans une bonne soupe iodée, Joss

retourne à la maison, actionne la porte d’entrée qui se refuse à lui.

Fermée à double tour !

-C’est quoi cette poignée que j’ai moi-même posée ?!

Il est ruisselant (la façade est orientée sud-ouest) et là, il voit, derrière

la porte fermière, la frimousse de sa petite rejetonne démoniaque grimpée

sur une chaise ou sur la pointe des pieds et qui le nargue, un sourire

de triomphe aux lèvres ! Elle lui fait coucou ! Joss a la très désagréable

impression d’être le méchant-loup (en plus humide) qui essaye en vain de

souffler sur la maison en pierre ou en brique, il ne sait plus, de toute façon

l’idée est là : cette longère en granit lui résiste et la petite l’a bien compris !

Il ne lui lira plus aucun conte de la sorte pour lui donner d’aussi mauvaises idées

parricides, car derrière l’histoire du méchant, c’est la symbolique de l’adulte mâle, non ?

Joss sonne, frappe aux carreaux, autant dire que sa petite hystérique va

entendre parler du pays s’il advient que cette porte de malheur daigne s’ouvrir un jour !

Mais d’un coup, il voit la petite décoller de sa chaise, sa mère l’arrache

par les aisselles, et vlouf, « numéro deux » atterrit sur ses deux jambes

et maman déverrouille la porte fermière, sermonne l’enfant pendant

que le père se précipite sur le paillasson aussi liquide que fumant.

-Qu’est-ce qui t’a pris, non mais ! On ne fait jamais ça !

La petite blondinette le dévisage, angélique, fait celle qui ne comprend pas.

Oh que oui. Elle fait celle qui ne comprend pas ! La diablotine

se transforme en victime sitôt le forfait accompli.

Et le pire, avec un peu de chance, c’est qu’elle a déjà oublié

la motivation première de ce tour de clef malicieux...

 

 

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