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B u h e z  U r  V a l a f e n n
1 août 2017

Daïk, chapitre 5

 

lettre typo celtique A

U DÉPART, CELA RESSEMBLE À UNE

BANALE PORTE D’ASCENSEUR devant

laquelle il attend, seul.

La porte s'ouvre. Joss pénètre

dans l'ascenseur. A l'intérieur : surprise.

Il tombe nez à nez avec son beau père,

décédé il y a deux ans.

Ils restent tous deux sans voix, face à face.

Les portes se referment.

L'ascenseur descend, descend, de plus en plus vite.

Au point que leurs pieds décollent

du sol. Ils restent en lévitation ainsi pendant de longues secondes, sans se parler,

comme tiraillés, entre la gravitation qui les attirent vers les entrailles de la terre

et la lévitation due à la poussée.

Soudain, l'ascenseur s'immobilise. Leurs pieds retouchent le sol, mais sans heurt.

Tout doucement.

Puis, la porte s'ouvre. Elle donne sur d’inquiétants escaliers métalliques qui semblent

descendre jusqu’aux entrailles du monde. Les lieux ne sont pas sombres, pas inhospitaliers

non plus, c’est une sorte d'entremêlement de poutres et de barres métalliques noyée

dans un halo de lumière jaune et rouge.

Son beau père ouvre la conversation par une série de jurons.

 

Tout va bien, il est en pleine forme. Egal à lui-même. Joss peut se réveiller.

C’est tout. C’est un rêve ! Rassuré, Joss est néanmoins troublé. Et il a la grippe.

Oui. Sortir sous la tempête n’a rien arrangé du tout. Après l’inspection

sous le déluge et après avoir déjoué le piège facétieux de Tania, il est allé s’allonger

dans la chambre à coucher et il a fait ce cauchemar avec cet ascenseur frénétique

fonçant droit vers les entrailles de la terre comme à la mine. Vlouf. Et son beau père

apparaît comme ça : il a l’impression d’être descendu dans sa tombe, de lui avoir

rendu une petite visite de courtoisie, sauf que sa sépulture est à des centaines

de mètres sous terre. Mal à l’aise, il pense aussitôt à ses grands pères,

eux aussi sont morts ! Pourquoi ne rêve-t-il pas d’eux ? Ils sont morts depuis longtemps.

C’est sûrement pour ça que Joss a rêvé de son beau-père. Sa disparition est plus

récente, plus proche de lui. Par un effet d’association d’idées, il réalise que ces hommes

ont peu ou prou le même âge dans son subconscient, comme s’il n’y avait jamais eu

de génération d’écart entre son beau père et ses deux papys.

Joss a peur de refiler la grippe à toute la famille. Il se lève et, fébrile, se dirige

vers les toilettes adjacents à la salle de bain de l’étage. Aussitôt enfermé,

des esprits frappeurs cognent à la porte ! Il a l’impression que ses deux

grands pères et son beau-père l’ont suivi sur le trône ! Ils ont tiré

le fil du cauchemar et de ses pensées pour se lancer à ses trousses. Mais il reconnaît

bientôt l’origine de ces coups frénétiques qui ne s’arrêtent jamais. Celles et ceux

qui sont parents de jeunes enfants doivent les connaître. Ces Mimi-geignards qui rôdent...

Ils guettent à chaque fois que vous allez aux toilettes. Pas moyen d’être tranquille,

ça tambourine derrière la porte sitôt que vous vous êtes enfermés ! A croire

qu’ils vous surveillent dans leur déguisement de Sioux, cachés derrièrel’étagère

de la mezzanine ou qu’ils sont reliés avec vos propres entrailles par talkie-walkie…

« Go !!!! »

Pas moyen d’être tranquille, non. Jamais ! Et voilà que ça tambourine encore et encore !

Joss a l’impression qu’ils sont innombrables. Une armée de mimi-geignards

de l’autre côté de la porte post-formée.

La prochaine fois, il s’est juré d’acheter un casque antibruit.

*

Oui, tels sont les toilettes de l’étage, son dernier camp retranché depuis

que la vie est sortie du ventre de sa femme. Son regard tombe sur ce calendrier

pseudo-érotique qui orne le mur à gauche du trône : un calendrier avec une jeune naïade

allongée sur le ventre, un drapeau breton en arrière plan. Eh oui, c'est grâce à un calendrier

qu’il s’est initié, il avoue et l’assume puisqu’il l’affiche même. Tout a débuté lors

de son arrivée à Auray. Il venait de débarquer par le TGV avec son sac de voyage

à l'épaule. Sur le chemin de la gare au journal, il avait trouvé une petite chambre d'hôtes.

Dans le hall, il y avait d'abord eu cette carte de la Bretagne toute en breton

avec des sirènes dénudées. Il avait déjà été surpris, attiré par cette affiche

aux noms mystérieux :

Bro Wened, Bro Gerne, Meurvor, Bro C'hall... Une heure plus tard, arrivé à son rendez-vous,

c'était en prenant possession de son bureau provisoire qu’il s’était véritablement initié.

Déjà émoustillé, il avait trouvé sur la table, ce fameux calendrier en breton en guise

de sous-main :

 

Genver,

C'hwevrer,

Meurzh,

Ebrel...

 

Fabuleux ! Il ne saurait dire pourquoi il était sous le charme. Il avait trouvé

ces premiers mots séduisants, énigmatiques, attirants. Ce fut le déclic qui

le poussa à apprendre la langue en commençant par un tout simple livre

touristique de l'écrivain Pierre Jakez Hélias, Images de Bretagne des Editions

Jos Le Doare : page 9, un petit lexique de quelque cent mots bretons usuels

avait fait l’affaire avant d’avaler les méthodes de Marc Kerrain et de Frañsez

Kervella… Voilà comment cette initiation a débuté. Initiation à une langue

très poétique, fort imagée, surprenante (comme toutes les langues, du reste). Il y a par

exemple ce mot : Sizhun (semaine), qui vient de Seizh (sept) et de Huñvre (rêve).

Les sept rêves de la semaine... Il y a encore Merc'heta (courir les filles) que l'on pourrait

traduire par "filler", "femmer" ! Il y a aussi Kazh-koad pour écureuil, le chat des bois ;

l’imagé Koroll qui désigne la danse ; diskar-amzer pour l'automne – littéralement,

le déclin du temps ; le joli Lipous qui signifie gourmand, alléchant ; le mystérieux Milendall

qui désigne le labyrinthe ; Kloched (prononcer clochette) à utiliser pour guillemets ;

le rugissant Grozmolat pour grommeler ! Quant aux termes modernes, ils sont souvent eux

aussi très imagés comme Karr tan, le char de feu pour la voiture ; Karr nij, le char qui vole

pour l’avion… Cette langue ne cesse de l'envoûter depuis son arrivée en septembre 1998,

en gare d’Auray. Elle l’envoûte jusque sur le trône ultime de son royaume,

tandis que la petite sœur de Nathan « grozmole » derrière la porte, que dire,

derrière la herse de son château. Il aime l’image du camp retranché, n’est-ce

pas approprié concernant cette langue, n’y a-t-il pas là une logique sous-jacente

et indéfectible à orner cette pièce recluse et intime d’un tel calendrier initiatique

(calendrier : traduire par Kalanna, à prononcer kalan avec « an » comme

dans maman + nnna !) ? Probablement. Cette langue est devenue celle d’un appendice,

d’un refuge au bout du monde, elle est délicate, intime. On ne la parle plus guère

que du bout de la langue parce que même ses défendeurs éprouvent encore

de la gêne à la pratiquer. C’est une langue du cœur avec sa part de mystère.

Le sceau du secret l’a maltraitée à ce point que même les néo-locuteurs ont parfois

la militance coupable.

Autant dire que Joss pressent un embarras à partager ce trésor parce

que la transmission orale de la langue a été perdue pour cause de nivellement

au profit du seul français cher à l’école de la République et que les apprenants

d’aujourd’hui sont pris entre le marteau des jacobins et l’enclume des bretonnants

historiques qui n’apprécient pas toujours (même si c’est de moins en moins

vrai) les tentatives de réappropriation de leur langue par de jeunes apprenants

qui véhiculent un breton jugé chimique, artificiel, uniformisé et standardisé,

pour mieux en assurer la transmission à l’avenir.

Si ce n’est déjà trop tard...

 

 

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